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« Le bateau fut frappé par une « fièvre » étrange. Il était pourtant étonnamment propre de toute vermine, quoique à l’occasion on pût trouver ici ou là le corps d’un rat, sec et léger, comme si l’animal fût mort depuis de longs jours. Le passager ressentait d’abord une sorte de faiblesse et une douleur du côté de la gorge. Parfois on y trouvait des marques, parfois les marques étaient ailleurs; quelquefois il n’y avait aucune marque que l’on pût reconnaître, quoiqu’une vieille blessure se fût rouverte et fût de nouveau douloureuse. Quelquefois le passager, qui dormait de plus en plus, à mesure que le voyage et la fièvre progressaient, mourait dans son sommeil. Ainsi y eut-il des ensevelissements en mer à plusieurs reprises, tandis que nous traversions l’Atlantique. Dans ma peur naturelle de la fièvre, j’évitais les passagers, refusais de me joindre à eux au fumoir, d’apprendre leurs histoires, d’entendre leurs rêves et leurs espoirs. Je prenais mes « repas » seul. Mais Claudia aimait observer les voyageurs, elle aimait se tenir sur le pont et les regarder aller et venir dans le soir. Elle aimait venir ensuite, près du hublot où je m’asseyais, me dire tout bas :

« — Je crois que c’est une future proie…

« Je posais alors mon livre et, bercé au rythme doux de la mer, regardais par le hublot, regardais les étoiles, plus claires et plus brillantes que sur la terre ferme, les étoiles qui plongeaient jusqu’à toucher les vagues. Il semblait par moments, lorsque j’étais assis seul dans la cabine noire, que le ciel était venu à la rencontre de la mer, et que par cette rencontre un grand secret serait révélé, un golfe béant serait miraculeusement refermé pour toujours. Mais qui ferait cette révélation, quand ciel et mer seraient devenus indistincts, et que pourtant le chaos se serait résorbé? Dieu? Ou Satan? L’idée m’avait soudain frappé qu’il serait une telle consolation de connaître Satan, de voir sa face, aussi terrible son apparence fût-elle, de savoir que je lui appartenais en totalité, et d’accorder au tourment de mon ignorance le repos éternel, de franchir un voile qui pour toujours me séparerait de ce que j’appelais la nature humaine.

« Il me semblait que le bateau s’approchait toujours plus de ce secret. Le firmament n’avait pas de lisière visible ; il se refermait silencieusement autour de nous, beau à couper le souffle. Mais m’apparut alors l’horreur contenue dans ces deux mots : repos éternel. Car dans la damnation il ne pouvait se trouver de repos; et qu’était ce tourment de l’ignorance, comparé aux feux infatigables de l’enfer? La mer qui se balançait sous ces étoiles immuables, et les étoiles elles-mêmes, qu’avaient-elles de commun avec Satan? Et ces images qui nous semblent si glaciales dans notre enfance, alors que nous sommes tellement pris d’une frénésie de vie mortelle que nous ne pouvons qu’à grand-peine imaginer qu’elles soient désirables : les séraphins qui contemplent éternellement la face de Dieu — et la face de Dieu elle-même… — c’était cela le repos éternel, dont cette mer aux vagues doucement berçantes n’était qu’une pâle promesse.

« Cependant, même dans ces moments où le bateau, où le monde entier dormaient, ni le ciel ni l’enfer ne semblaient rien de plus qu’un caprice torturant de mon imagination. Savoir, croire, à l’un ou à l’autre…, c’était peut-être là le seul salut auquel il m’était permis de rêver.

« Claudia, qui avait pris de Lestat le goût de la lumière, allumait les lampes dès qu’elle se levait. Elle possédait un merveilleux jeu de cartes, qu’elle avait acquis de l’une des passagères; les figures étaient à la mode Marie-Antoinette et l’envers était frappé de fleur de lis dorées sur un fond d’un brillant violet. Elle faisait une réussite où les cartes étaient placées comme les chiffres d’une horloge. Elle se mit à me demander, avec tant d’insistance que je finis par répondre, comment Lestat avait pu faire pour survivre. Elle était tout à fait remise du choc. Si elle se rappelait ses hurlements dans l’incendie, elle se souciait peu d’en entretenir le souvenir. Si elle se rappelait d’avoir, avant que prenne le feu, versé de vraies larmes dans mes bras, cela n’affectait en rien sa conduite; elle était, comme elle l’avait toujours été, une personne tout à fait décidée, quelqu’un dont le calme habituel n’impliquait ni anxiété ni regret.

« — Nous aurions dû le brûler, dit-elle. Nous avions été des idiots de croire qu’il était mort seulement sur son apparence.

« — Mais comment a-t-il pu survivre’? demandai-je. Tu l’as vu, tu as vu ce qu’il restait de lui.

« Je n’avais aucun goût pour le sujet, vraiment. Je l’aurais volontiers repoussé au plus profond de mon esprit, mais mon esprit s’y refusait. Et c’était elle qui me donnait maintenant les réponses, car, en fait, c’est avec elle-même qu’elle voulait dialoguer.

« — Suppose, tout de même, qu’il ait volontairement cessé de lutter, tentait-elle d’expliquer, alors qu’il était encore en vie, enfermé dans son corps desséché et impuissant, mais conscient et capable de calculer…

« — Conscient dans cet état! soufflai-je.

« — Et suppose que, une fois dans l’eau du marais, entendant notre voiture s’éloigner, il ait eu assez de forces pour mouvoir ses membres. Il y avait des créatures tout autour de lui dans le noir. Une fois, je l’ai vu arracher la tête d’un petit lézard et regarder le sang couler dans un verre. Imagine sa ténacité, sa volonté de vivre, ses mains tâtonnant dans l’eau pour y attraper ce qui bougeait!

« — Volonté de vivre? Ténacité? murmurai-je. Suppose que ce soit autre chose…

« — Et alors, quelque force lui étant revenue, juste assez peut-être pour lui permettre de se traîner jusqu’à la route, il a pu trouver là une victime. Il s’est peut-être accroupi, pour attendre qu’une voiture passe; il a peut-être rampé, continuant d’absorber au passage le sang des petits animaux qu’il pouvait attraper, jusqu’à une baraque d’immigrants, ou jusqu’à l’une de ces maisons disséminées dans la campagne. Quel spectacle devait-il donner!

« Elle fixa de ses yeux étroits la lampe suspendue au plafond et reprit d’une voix sourde, mais dépourvue d’émotion :

« — Et qu’a-t-il fait ensuite ? Cela me semble clair. S’il ne pouvait rentrer à temps à La Nouvelle-Orléans, il lui était tout à fait possible d’atteindre le cimetière du Vieux-Bayou. L’hospice y dépose tous les jours des cercueils tout frais. Je le vois creuser de ses mains la terre humide, ouvrir l’un de ces cercueils, en jeter le contenu dans les marais et s’y glisser, en sécurité jusqu’à la nuit prochaine dans cette tombe profonde où aucun mortel ne viendrait le déranger. Oui…, c’est ce qu’il a fait, j’en suis sûre.