« Je pensais à ce qu’elle venait de décrire pendant de longs instants, essayant de me représenter la scène. Cela pouvait bien s’être passé de la sorte. Puis je l’entendis ajouter, pensive, en posant la carte qu’elle tenait et en regardant le visage ovale d’un roi poudré de blanc :
« — Moi, j’aurais pu le faire… Et pourquoi me regardes-tu comme ça? ajouta-t-elle en rassemblant ses cartes, pour en faire un paquet bien net et les battre de ses petits doigts nerveux.
« — Mais tu crois vraiment que… que si nous avions brûlé ses restes il serait mort? demandai-je.
« — Bien sûr, je le crois. S’il ne reste rien, il ne reste rien. A quoi veux-tu en venir?
« Elle s’était mise à distribuer les cartes, en posant celles qui me revenaient sur la petite table de chêne. Je les regardai mais n’y touchai pas.
« — Je ne sais pas…, chuchotai-je. Simplement, peut-être n’y avait-il chez lui ni désir de vivre ni ténacité… parce que tout bonnement ce n’était pas nécessaire…
« Ses yeux, fermement rivés sur moi, ne livraient rien de ses pensées et n’indiquaient en rien qu’elle m’eût compris.
« — Parce que peut-être il lui était impossible de mourir…, que peut-être il est, nous sommes… vraiment immortels ?
« Elle me regarda sans rien dire un long moment.
« — Conscient, dans cet état…, finis-je par ajouter, me détournant. Dans ce cas, ne pourrait-on rester conscient dans d’autres conditions? Le feu, la lumière du soleil…, quelle importance?
« — Louis, dit-elle d’une voix douce, tu as peur. Tu ne montes pas la garde contre ta peur. Tu ne comprends pas le danger que représente la peur elle-même. Nous connaîtrons les réponses à tout cela lorsque nous trouverons ceux qui les connaissent, ceux qui ont le savoir depuis des siècles, depuis que des créatures semblables à nous-mêmes foulent le sol de la terre. Ce savoir était notre héritage et il nous en a privés. Il a mérité sa mort.
« — Mais il n’est pas mort…, objectai-je.
« — Si, il est mort, répondit-elle. Personne n’a pu s’échapper de la maison, à moins d’avoir couru en même temps que nous, à nos côtés. Non. Il est mort, en compagnie de son ami, l’esthète transi. Conscient ou non, qu’est-ce que cela fait?
« Elle ramassa les cartes et les mit de côté, puis me fit signe de lui passer les livres qui étaient posés sur la table, près de la couchette, ces livres qu’elle avait sortis de la malle dès notre arrivée à bord — quelques histoires de vampires soigneusement choisies qu’elle avait prises pour guides. Ce n’étaient pas des romans d’horreur anglais, des nouvelles d’Edgar Poe ou autres fantaisies. Seulement ces quelques rares récits de vampires d’Europe de l’Est, qui étaient devenus pour elle une sorte de bible. De fait, dans ces contrées, on brûlait vraiment les restes des vampires que l’on trouvait, après leur avoir enfoncé un pieu dans le cœur et coupé la tête. Elle se plongeait dans ces livres des heures entières, ces vieux livres qu’on avait dû lire et relire avant qu’ils ne se retrouvent de l’autre côté de l’Atlantique. C’étaient des récits de voyageurs, des rapports de prêtres et de savants. Elle traçait l’itinéraire de notre voyage, dans sa tête, sans l’aide de papier ni de plume. Un voyage qui nous emmènerait directement, délaissant les brillantes capitales de l’Europe, vers les rives de la mer Noire, où nous débarquerions, dans le port de Varna, pour commencer notre quête dans les régions rurales des Carpates.
« C’était pour moi une triste perspective, car je rêvais d’autres endroits, d’autres connaissances que Claudia n’avait pas encore commencé d’appréhender. Les graines en avaient été semées en moi des années plus tôt, graines qui germèrent en fleurs amères lorsque notre bateau franchit le détroit de Gibraltar et s’engagea sur les eaux de la mer Méditerranée.
« J’aurais voulu voir ces eaux bleues. Elles ne l’étaient pas. C’étaient les eaux de la nuit, et j’en souffrais atrocement, m’efforçant de me rappeler les mers que mes yeux aveugles de jeune homme avaient regardées comme chose acquise, que ma mémoire indisciplinée avait laissé échapper pour l’éternité. La Méditerranée était noire, noire au large des côtes italiennes, noire au large des côtes grecques, noire, toujours noire, quand, aux heures froides qui précèdent l’aube, où même Claudia dormait, lasse de ses livres et de la maigre ration que la prudence autorisait à sa faim de vampire, je descendais une lanterne à travers les brumes qui se levaient, jusqu’à ce que la flamme brille juste au-dessus du clapotis des vagues. Mais la lumière ne révélait rien de la surface mouvante, rien d’autre qu’elle-même, que la réflection de ce rayon qui voyageait de conserve avec moi, œil immuable qui s’emblait me fixer depuis les profondeurs et me dire : « Louis, il n’y a que ténèbres au bout de ta quête. Cette mer n’est pas ta mer. Les mythes des hommes ne sont pas tes mythes. Les trésors des hommes ne sont pas tiens. »
« Que cette recherche des vampires du Vieux Monde me remplissait alors d’amertume, une amertume que je pouvais presque goûter sur ma langue, comme si l’air lui-même avait perdu sa fraîcheur! Quels secrets, quelles vérités avaient donc à nous offrir ces créatures monstrueuses de la nuit? Quelles devaient être, nécessairement, leurs terribles limites, si jamais nous les rencontrions? Qu’est-ce qu’un damné peut donc dire à un autre damné?
« Au Pirée, je ne descendis pas à terre. Mais j’errai en esprit sur l’Acropole, regardai la lune se lever à travers le toit ouvert du Parthénon, comparai ma taille à la hauteur de ses colonnes, me promenai parmi les rues où habitaient ces Grecs qui moururent à Marathon, écoutai le bruissement du vent dans les oliviers antiques. C’étaient les monuments vivants d’hommes immortels, et non les pierres mortes des morts vivants. Ici gisaient les secrets qui avaient triomphé du passage du temps, et que je n’avais qu’à peine commencé d’entrevoir. Rien ne pouvait cependant me détourner de notre quête, mais, tout engagé que j’étais, je n’arrêtais de lisser et de repeser le risque énorme contenu dans nos questions — contenu dans toute question trop franche car la réponse peut être porteuse d’un prix incalculable ou d’une tragique menace. Qui savait cela mieux que moi, moi qui avais assisté à la mort de mon propre corps, qui avais vu tout ce que je qualifiais d’humain se flétrir et mourir pour former une chaîne inaltérable qui me liait sans recours à ce monde? Ce monde dont, spectre au cœur battant, j’étais exilé pour toujours?…
« La mer me berçait de mauvais rêves, d’âpres souvenirs. Celui d’une nuit d’hiver à La Nouvelle-Orléans, où, errant dans le cimetière Saint-Louis, je vis ma sœur, vieille et voûtée, à la main un bouquet de roses blanches dont les épines étaient soigneusement enveloppées d’un vieux parchemin. Sa tête grise penchée en avant, elle marchait d’un pas décidé, parmi les périls de l’obscurité, vers la tombe où son frère Louis reposait, aux côtés de son frère cadet… Louis, qui était mort dans l’incendie de la Pointe du Lac, laissant un généreux héritage à un filleul qui portait le même nom et qu’elle ne connut jamais. Ces fleurs étaient pour Louis, bien que ma mort eût daté d’un demi-siècle. A l’égal de la mienne, sa mémoire ne lui laissait pas de paix. Le chagrin aiguisait sa beauté cendrée, le chagrin courbait son dos étroit. Et que n’aurais-je pas donné, alors que je l’observais, pour toucher ses cheveux argentés, pour lui murmurer mon amour, si l’aveu de mon amour n’eût pas eu pour conséquence de lâcher sur ses dernières années une horreur pire que le chagrin. Je la laissai à sa douleur…