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« Je rêvais trop. Je rêvais trop longtemps, dans cette prison qu’était le navire, dans cette prison qu’était mon corps, ce corps asservi au cycle des jours et des nuits, comme aucun corps de mortel ne l’a jamais été. Finalement, les montagnes de l’Europe orientale accélérèrent les battements de mon cœur, porteuses d’espoir, espoir unique que quelque part dans cette campagne primitive nous pourrions apprendre pourquoi, sous le regard de Dieu, cette souffrance avait le droit d’exister — pourquoi, sous le regard de Dieu, elle avait pu commencer, et comment, sous le regard de Dieu, elle pourrait finir. Sans ces réponses, je le savais, je n’aurais pas le courage d’en finir moi-même.

« Dans l’entre-temps, les eaux de la Méditerranée étaient devenues celles de la mer Noire.

Le vampire soupira. Le jeune homme s’appuyait sur son coude, le menton dans la main; ses yeux rouges faisaient un contraste incongru avec l’expression avide de son visage.

— Pensez-vous que je suis en train de jouer avec vous? demanda le vampire, fronçant pour un instant ses fins et sombres sourcils.

— Non, répondit aussitôt le jeune homme. Mais je pense que j’ai mieux à faire que de vous poser d’autres questions. Dites-moi les choses dans l’ordre où vous le jugez bon.

Il se tut, son regard indiquant qu’il était prêt à entendre la suite.

Un son retentit au loin, à l’intérieur du vieil immeuble de style victorien qui les entourait. C’était le premier bruit de ce genre qu’ils entendaient. Le jeune homme releva les yeux vers la porte du couloir. Il avait oublié que l’immeuble existait. Quelqu’un marchait à pas lourds sur les vieilles lattes du plancher. Mais cela ne troubla pas le vampire, qui regarda ailleurs comme pour s’évader du présent.

— Ce village… Je ne peux vous en dire le nom; il est parti de ma mémoire. C’était à des kilomètres de la côte, et nous voyagions seuls, en voiture. Et quelle voiture! C’était un exploit de Claudia, cette voiture — j’aurais dû m’y attendre; mais les choses me prennent toujours à l’improviste. Dès l’instant que nous étions arrivés à Varna, j’avais perçu en elle certains changements qui m’avaient rappelé qu’elle était la fille de Lestat tout autant que la mienne. De moi elle avait appris la valeur de l’argent, de Lestat elle avait hérité la passion de le dépenser. Il n’était pas question pour elle de voyager autrement que dans la voiture noire la plus luxueuse que nous puissions nous offrir. Elle était équipée de sièges de cuir qui auraient pu accueillir une escouade de voyageurs. Mais nous n’utilisions le splendide compartiment que pour transporter un cercueil de chêne à la décoration tout ordinaire. Derrière étaient attachés deux coffres qui contenaient les vêtements les plus fins que les boutiques avaient été en mesure de nous fournir. Nous allions à vive allure, portés par les roues énormes et légères et par les ressorts souples qui charriaient avec une facilité terrifiante ce fardeau imposant sur les routes de montagne. Il y avait dans cette équipée au travers de cette contrée vide et étrange de quoi donner quelque frisson malgré les doux balancements qu’imprimait à la voiture le galop des chevaux.

« Et c’était bien un pays étrange. Désert, noir, parsemé de châteaux et de ruines souvent obscurcis lorsque la lune passait derrière les nuages. J’y ressentais un type d’anxiété dont je n’avais jamais vraiment fait l’expérience à La Nouvelle-Orléans. Quant aux habitants de ces régions, ils n’étaient guère susceptibles de nous apporter du réconfort. Nous nous sentions nus et perdus dans leurs minuscules hameaux, conscients que parmi eux nous encourions de graves périls.

« A La Nouvelle-Orléans, point n’était besoin de déguiser nos meurtres. Les ravages des fièvres, de la peste, du crime concurrençaient nos forfaits, les dépassaient même. Mais, ici, il fallait espacer les meurtres sur de longues distances afin qu’ils passent inaperçus. Parce que les gens simples qui peuplaient ce pays, et qui auraient probablement trouvé terrifiantes les rues embouteillées de La Nouvelle-Orléans, étaient parfaitement convaincus que les morts pouvaient se relever pour boire le sang des vivants. Ils savaient nous nommer : vampires, démons. Et nous, qui guettions, sur le qui-vive, la moindre rumeur, ne voulions à aucun prix en créer de nouvelles.

« Seuls, dans notre équipage rapide et somptueux, nous traversions leur pays, luttant pour notre sécurité malgré notre apparence ostentatoire. Dans les auberges, au coin du feu, on racontait des histoires de vampires sans grand intérêt. Ma fille s’y endormait paisiblement sur ma poitrine, tandis que je trouvais invariablement parmi les paysans ou les voyageurs quelqu’un qui parlait assez d’allemand, ou parfois de français, pour discuter avec moi des légendes familières.

« Nous arrivâmes enfin à ce village qui allait devenir le tournant de notre voyage. Quelque délicieuses qu’aient été la pureté de l’air et la fraîcheur des nuits, de cette expédition je ne garde que d’affreux souvenirs que, maintenant encore, je ne puis évoquer sans une vague terreur.

« La nuit précédente, nous nous étions arrêtés dans une ferme où nous n’avions rien appris qui fût de nature à nous mettre en garde. L’apparence désolée de l’endroit tint lieu d’unique avertissement; car il était tôt encore quand nous arrivâmes, et cependant tous les volets de la petite rue étaient clos et sous le large portail de l’auberge la lanterne qui se balançait était éteinte.

« Les ordures s’amoncelaient devant les entrées. Il y avait d’autres signes encore d’une situation anormale : une boîte de fleurs fanées sous une vitrine close; un tonneau qui se balançait d’avant en arrière au beau milieu de la cour de l’auberge. L’endroit avait l’aspect d’une ville assiégée par la lèpre.

« Comme je posais Claudia à côté de la voiture, sur le sol de terre battue, je vis un rayon de lumière sous la porte de l’auberge.

« — Mets ton capuchon, dit Claudia vivement. Ils viennent.

« On retirait maintenant la barre de la porte.

« D’abord, je ne vis, à travers la porte à peine entrouverte, que la lumière de l’auberge. Puis une silhouette féminine se découpa dans l’embrasure. La lumière des lanternes de la voiture brilla dans ses yeux.

« — Une chambre pour la nuit! dis-je en allemand. Et mes chevaux ont sérieusement besoin d’être soignés!

« — La nuit, ce n’est pas un temps pour voyager…, répondit-elle d’une voix bizarre, plate. Surtout avec un enfant.

« Tandis qu’elle parlait, je remarquais d’autres gens dans la pièce, derrière elle. J’entendis leurs chuchotements et aperçus le flamboiement d’un feu. Pour autant que je m’en rendisse compte, c’étaient surtout des paysans qui étaient assemblés autour de l’âtre, à l’exception d’un homme habillé d’une manière très semblable à la mienne, d’un habit de tailleur et d’un manteau jeté sur les épaules. Cependant ses vêtements étaient négligés et usés. Comme nous, c’était un étranger, et il était le seul à ne pas nous regarder. Il dodelinait légèrement de la tête, comme un ivrogne.

« — Ma fille est fatiguée, dis-je à la femme. Nous n’avons d’autre endroit où aller.

« Je pris Claudia dans mes bras. Elle tourna vers moi son visage et je l’entendis murmurer :

« — Louis! L’ail, le crucifix au-dessus de la porte!

« Je n’avais pas remarqué. C’était un petit crucifix, fait d’un christ en bronze fixé sur la croix en bois, autour duquel l’ail était tressé, sous forme de deux guirlandes entremêlées, l’une d’ail frais, l’autre de gousses flétries et desséchées. La femme suivit le mouvement de mes yeux puis me lança un regard aigu. Elle paraissait épuisée, ses yeux étaient rouges, la main qui retenait son châle sur sa poitrine tremblait. Sa chevelure noire était dans un désordre total. Je m’approchai, presque jusqu’au seuil. Elle ouvrit soudain la porte toute grande, comme si elle avait tout juste pris la décision de nous laisser entrer. Quand je passai devant elle, elle dit une prière. J’en fus certain, bien que ne comprenant pas ses mots slaves.