« La petite pièce, basse de poutres, était pleine de gens, hommes et femmes adossés aux murs grossiers garnis de panneaux, ou assis sur des bancs et même par terre. On aurait dit que le village entier était rassemblé là. Un enfant dormait sur la poitrine de sa mère, un autre sur l’escalier, enroulé dans des couvertures, genoux pliés sur une marche, tête posée sur le degré supérieur, avec ses bras en guise d’oreiller. Partout, de l’ail pendait à des clous ou des crochets, en compagnie de marmites et de carafons. Il n’y avait d’autre lumière que le feu de l’âtre, qui projetait des ombres distordues sur les visages immobiles qui nous observaient.
« Personne n’eut le geste de nous faire asseoir ou de nous offrir quelque chose. La femme finit par me dire en allemand d’emmener mes chevaux à l’étable si je le désirais. Elle me regardait de ses yeux un peu fous, aux bords rougis. Puis, son visage s’adoucissant, elle ajouta qu’elle se tiendrait à la porte de l’auberge avec une lanterne pour m’éclairer, mais que je devais me dépêcher et laisser là l’enfant.
« Cependant, quelque chose avait détourné mon attention. Derrière l’odeur lourde du vin et du bois qui brûlait, j’avais détecté un, parfum. Le parfum de la mort. La main de Claudia pressa ma poitrine, et son petit doigt m’indiqua une porte qui s’ouvrait au bas de l’escalier. C’était de là qu’émanait l’odeur.
« Quand je revins, je trouvai une coupe de vin et un bol de bouillon que la femme avait préparés à mon intention. Je m’assis, Claudia sur mes genoux qui ne regardait pas le feu mais cette porte mystérieuse. Tous les yeux comme avant étaient fixés sur nous, sauf ceux de l’étranger. Son profil m’apparaissait maintenant clairement. Il était beaucoup plus jeune que je ne l’avais cru, son apparence hagarde n’étant que la conséquence de l’émotion qui l’étreignait. Il avait en fait un visage maigre mais très agréable, et sa peau claire et constellée de taches de rousseur le faisait ressembler à un petit garçon. Ses grands yeux bleus étaient rivés sur le feu, comme s’il communiquait avec lui, et ses cils et ses sourcils, auxquels la lumière ajoutait un reflet d’or, lui donnaient une expression de franchise et d’innocence. Mais il paraissait misérable, bouleversé et ivre. Soudain, il se tourna vers moi, et je constatai qu’il était en train de pleurer.
« — Parlez-vous anglais? demanda-t-il, d’une voix qui parut fracassante dans le silence.
« — Oui, répondis-je.
« Il jeta un regard triomphant à la ronde. Les visages restèrent impassibles.
« — Vous parlez anglais! cria-t-il, étirant les lèvres en un sourire amer, tandis que ses yeux parcouraient le plafond puis se fixaient sur moi. Allez-vous-en de ce pays. Prenez votre voiture, vos chevaux, fouettez-les jusqu’à l’épuisement, mais quittez ce pays !
« Ses épaules furent prises de convulsions, comme s’il était malade. Il porta la main à sa bouche. La femme, qui maintenant se tenait contre le mur, les bras croisés sur son tablier souillé, dit calmement en allemand :
« — A l’aube, vous pourrez partir, à l’aube.
« — Mais de quoi s’agit-il? lui murmurai-je.
« Puis je regardai le jeune étranger. Il m’observait, de ses yeux rouges et vides. Personne ne parlait. Dans l’âtre, une bûche s’effondra pesamment.
« — M’expliquerez-vous? demandai-je doucement à l’Anglais.
« Il se leva. L’espace d’un instant, je crus qu’il allait tomber. Il était beaucoup plus grand que moi. Son corps oscilla d’avant en arrière jusqu’à ce qu’il réussisse à assurer son équilibre en s’appuyant des deux mains au rebord de la table. Son habit noir ainsi que les manchettes de sa chemise étaient tachés de vin.
« — Vous voulez voir? hoqueta-t-il en me regardant droit dans les yeux. Vous voulez voir par vous-même?
« Il y avait dans sa voix une couleur douce et pathétique.
« — Laissez l’enfant ! dit brutalement la femme, accompagnant son ordre d’un geste bref et impérieux.
« — Elle dort, répondis-je.
« Me levant, je suivis l’Anglais jusqu’à la porte du bas de l’escalier.
« Il y eut quelque mouvement, comme ceux qui se trouvaient les plus près de la porte s’en écartaient. Nous entrâmes ensemble dans un petit salon.
« Sur le buffet brûlait une unique chandelle. La première chose que je vis fut une rangée d’assiettes délicatement décorées, posées sur une étagère. Il y avait des rideaux à la petite fenêtre et sur le mur brillait une icône du Christ et de la Vierge Marie. Le mur et quelques chaises ne suffisaient pas à enclore la grande table de chêne, où gisait le corps d’une jeune femme, dont les mains blanches étaient croisées sur la poitrine et les cheveux châtains répandus en désordre autour de la gorge fine et blanche et sous les épaules. La mort avait déjà durci son joli visage. Un chapelet aux grains d’ambre brillait à son poignet et sur sa jupe de laine sombre. Près d’elle étaient posés un très joli chapeau de feutre rouge pourvu de larges bords souples et d’un voile ainsi qu’une paire de gants de couleur sombre. On aurait pu croire, à la disposition de ces objets, qu’elle allait se lever incessamment et s’en vêtir. L’Anglais s’approcha et se mit à tapoter doucement le chapeau. Il était sur le point de s’effondrer. Ayant tiré un grand mouchoir de la poche de sa veste, il s’y enfouit le visage.
« — Savez-vous ce qu’ils veulent lui faire ? murmura-t-il en me regardant. Pourriez-vous deviner ?
« La femme arriva derrière nous et lui prit le bras, mais il se libéra d’une secousse brutale.
« — Savez-vous? insista-t-il, une lueur ardente dans ses yeux. Les sauvages!
« — Cela suffit maintenant! fit la femme dans un souffle.
« Il serra les dents et secoua la tête; une mèche de cheveux roux tomba devant ses yeux.
« — Éloignez-vous d’elle, dit-il à la femme en allemand. Éloignez-vous de moi!
« On chuchotait dans l’autre pièce. Le jeune Anglais regarda de nouveau la jeune femme, les yeux pleins de larmes.
« — Si innocente…, fit-il d’une voix douce.
« Puis il leva les yeux vers le plafond et, tendant le poing droit, lança :
« — Sois maudit… Seigneur! Sois maudit!
« — Mon Dieu…, souffla la femme en faisant un rapide signe de croix.
« — Vous avez vu ? me demanda-t-il en écartant la dentelle qui enserrait la gorge de la jeune femme, d’un geste prudent qui semblait indiquer qu’il ne pouvait, qu’il ne désirait pas toucher directement la chair rigide.
« Sans aucun doute, il y avait là, sur la gorge, les deux traces de piqûres semblables à celles que j’avais vues des milliers de fois, gravées sur des milliers de peaux jaunissantes. Le jeune homme s’enfouit le visage dans les mains et balança son corps mince et long sur la plante de ses pieds.
« — Je crois que je deviens fou! gémit-il.
« — Venez, maintenant, dit la femme qui rougit soudain, cramponnée à l’Anglais qui se débattait.
« — Laissez-le tranquille, lui dis-je. Laissez-le, je vais m’occuper de lui.
« Sa bouche se contorsionna.
« — Je vais tous vous jeter dehors, dans le noir, si vous n’arrêtez pas!
« Elle était, en fait, trop lasse pour mettre ses menaces à exécution, trop près elle-même de l’effondrement. Elle nous tourna le dos, resserrant son châle, et s’en fut à pas feutrés. Les hommes qui s’étaient groupés dans l’embrasure de la porte lui ouvrirent un passage.