« Claudia avait pris l’immobilité des pierres. Dans l’enclos humide, pas même l’une de ses boucles tendres ne remuait. Elle écoutait. Je me mis à l’imiter. On n’entendait rien que le faible bruit de fond du vent. Puis elle bougea, lentement, mais avec détermination, et de la pointe du pied nettoya peu à peu un endroit de la terre humide qui le recouvrait. Il y avait là une pierre plate, qui rendit un son creux lorsqu’elle la frappa doucement du talon. Je m’aperçus alors de sa grande taille, et de la façon dont l’un des coins dépassait du sol. Une image me vint à l’esprit, terrifiante de précision, celle d’une troupe d’hommes et de femmes du village qui entouraient cette pierre et la soulevaient à l’aide d’un levier géant. Les yeux de Claudia se portèrent sur l’escalier, puis sur la porte effondrée qui s’ouvrait dessous. La lune brilla un instant au travers d’une fenêtre élevée. Claudia bougea de nouveau, d’un mouvement si preste que je la retrouvai soudain près de moi sans qu’elle eût fait un bruit.
« — Entends-tu? me souffla-t-elle. Ecoute!
« C’était si faible qu’aucun mortel n’eût pu l’entendre. Et cela ne venait pas des ruines. Cela venait de plus loin, non pas du chemin sinueux que nous avions emprunté pour gravir la pente, mais d’un autre côté de l’échine de la colline, la route la plus directe vers le village. Un simple bruissement, un grattement léger, mais régulier; puis l’on put distinguer progressivement le piétinement d’un pas. Claudia serra ma main dans la sienne, et d’une douce pression me fit avancer en silence, sous la pente de l’escalier. Plus bas que la frange de sa cape, les plis de sa robe faisaient de légères boursouflures. Le piétinement se fit plus fort, et je commençai de distinguer très nettement le bruit de chacun des pas. L’un des deux pieds raclait lentement le sol. Les pas rendaient un son flasque, qui s’approchait et dominait de plus en plus le sifflement faible du vent. Mon pouls s’accéléra; les veines de mes tempes se mirent à palpiter, un frémissement parcourut mes membres; je sentis contre ma peau l’étoffe de ma chemise, l’angle raide de mon col, je perçus le frottement des boutons de mon habit contre ma cape.
« Alors, le vent apporta une faible odeur. C’était l’odeur du sang, qui m’excita aussitôt, contre mon gré, l’odeur tiède et sucrée du sang humain, du sang qui s’égouttait, qui coulait; puis me parvint l’odeur de la chair vivante, et j’entendis un souffle sec et rauque qui haletait au rythme des pas. Un autre son s’y mêla, faible et noyé dans le premier et qui se précisa à mesure que les pas résonnaient plus près des murs; c’était la respiration hésitante et pénible d’une autre créature, dont je pouvais aussi entendre le cœur, aux battements irréguliers, terrifiés. Mais il y avait, en arrière-plan, un autre cœur qui battait, de plus en plus fort, un cœur aussi puissant et régulier que le mien! Alors, à travers la brèche aux bords déchiquetés par laquelle nous avions pu entrer, je le vis.
« Sa grande épaule massive émergea la première, suivie d’un long bras ballant au bout duquel pendait la serre de ses doigts recourbés. Puis sa tête apparut. Sur l’autre épaule, il charriait un corps. Il se redressa sur le seuil de la brèche, changea le point d’appui de son fardeau et darda son regard dans l’obscurité, droit vers nous. Tandis que je l’observais, chacun de mes muscles prit la rigidité du fer. Le contour de sa tête se détachait vaguement sur le fond du ciel, mais il était impossible de rien deviner de ses traits, si ce n’est qu’un rayon de lune brillait sur son œil et le rendait semblable à un éclat de verre. Puis le rayon de lune se refléta sur les boutons de son vêtement, qui se mirent à bruire lorsque, son bras ballant de nouveau à son côté, sa longue jambe à demi fléchie, il se mit à avancer, droit sur nous, droit sur la tour.
« Je tenais fermement Claudia, prêt à l’abriter derrière mon dos et à m’avancer à la rencontre du vampire. Mais c’est alors que je m’aperçus avec stupéfaction que ses yeux ne me voyaient pas réellement. Il continuait d’avancer péniblement, ployant sous son fardeau, vers la porte du monastère. La lune éclaira sa tête penchée, la masse ondoyante de la chevelure noire qui retombait sur les épaules voûtées, la manche noire de son habit. Mais son vêtement était dans un triste état : les pans de sa veste étaient méchamment déchirés et les manches semblaient décousues de l’épaule. Je m’imaginai presque apercevoir sa chair. La créature humaine qu’il charriait se mit à remuer et poussa un lamentable gémissement. Il s’immobilisa un instant et parut flatter sa proie de la main. C’est à ce moment que je m’écartai du mur pour aller à sa rencontre.
« Aucun mot ne sortit de mes lèvres : je ne savais que dire. Je ne sus qu’avancer dans la lumière de la lune. Il releva sa tête brune avec un sursaut, et je vis ses yeux.
« Il me regarda un long moment. Un rayon de lune fit luire ses pupilles et ses deux canines aiguës. Alors sembla jaillir du plus profond de sa gorge un cri sourd et étranglé dont je crus, l’espace d’une seconde, que c’était le mien. Il jeta au sol, sur les pierres, sa victime humaine, qui laissa échapper une plainte vacillante. Et le vampire se précipita sur moi, poussant de nouveau son cri tandis que son souffle fétide et puant parvenait à mes narines et que ses doigts semblables à des griffes déchiraient la fourrure de ma cape. Je tombai à la renverse et ma tête heurta le mur, tandis que je refermais la main sur le nœud d’immondices qu’était sa chevelure. L’étoffe humide et pourrie de son habit se déchira tout de suite sous mon étreinte, mais le bras qui me maintenait était de fer. Tandis que je me débattais pour repousser sa tête, ses crocs touchèrent la chair de mon cou. Derrière lui, Claudia cria. Quelque chose heurta durement sa tête, ce qui l’arrêta brutalement. Comme elle le frappait de nouveau, il se retourna dans l’intention de lui porter un coup. J’en profitai pour le frapper du poing au visage, aussi violemment que possible. Tout en s’écartant vivement, Claudia lui envoya une autre pierre; je me jetai de tout mon poids sur lui et sentis sa jambe infirme se tordre. Je me rappelle avoir cogné sans répit sa tête contre le sol, à en arracher presque les touffes répugnantes de cheveux que mes doigts étreignaient, tandis qu’il essayait de m’atteindre de ses crocs, de me lacérer de ses mains, de ses griffes. Nous nous mimes à rouler sur le sol, jusqu’à ce que je réussisse à reprendre le dessus. La lune tomba sur son visage. C’est alors que je me rendis compte, entre deux halètements frénétiques, de ce qu’était la créature que je tenais entre mes bras. Les deux yeux énormes saillaient d’orbites vides et deux petits trous hideux tenaient lieu de nez. Le crâne n’était garni que d’une chair putride et racornie et les haillons répugnants et pourris qui couvraient sa carcasse étaient imprégnés d’une couche épaisse de terre, de boue et de sang. C’était avec un cadavre, un cadavre animé mais sans âme, que j’étais aux prises. Rien de plus.
« Une pierre aiguë tomba juste sur son front, ce qui fit jaillir une fontaine de sang entre ses deux yeux. Il voulut se débattre, mais une autre pierre s’écrasa si violemment que j’entendis les os se briser. Le sang coula sous les cheveux emmêlés, imbibant les pierres et l’herbe. Je sentais encore sa poitrine palpiter sous mon corps, mais ses bras, après avoir été secoués d’un frisson, se raidirent. Je me relevai, gorge nouée, cœur brûlant, chaque fibre de mon corps douloureux de la lutte. J’eus brièvement l’impression que la tour chavirait, puis le monde fut à nouveau stable. Je m’adossai au mur pour regarder le monstre. Le sang battait à mes tempes. Je m’aperçus peu à peu que Claudia était agenouillée sur sa poitrine et qu’elle fouillait la masse de cheveux et d’os qui avait été sa tête. Elle était en train d’éparpiller les fragments de son crâne. Nous avions rencontré le vampire d’Europe, la créature du Vieux Monde. Il était mort.