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« Je m’arrêtai brusquement. La porte du petit salon était ouverte. Il n’y avait plus sur la table de chêne qu’un carré de drap blanc.

« — Votre ami, me dit-elle en baissant la tête. Il s’est précipité dehors dans la nuit…, il était fou!

« Je me contentai d’acquiescer.

« Lorsque je fermai la porte de la pièce, j’entendis que l’on criait. Il semblait que l’on courait dans toutes les directions. Puis vint le son perçant de la cloche de l’église carillonnant l’alarme. Claudia avait glissé de mes bras et me regardait gravement tandis que je verrouillais la porte. J’ouvris très lentement le volet de la fenêtre. Une lumière glaciale coula dans la pièce. Claudia m’observait toujours. Puis je la sentis à mon côté. Baissant les yeux, je m’aperçus qu’elle me tendait sa main.

« — Tiens, dit-elle.

« Elle avait dû voir mon trouble. Je me sentais si faible que j’avais l’impression de voir son visage briller, que le bleu de ses yeux dansait sur ses joues blanches.

« — Bois, souffla-t-elle en s’approchant encore. Bois!

« Elle me tendit la tendre et douce chair de son poignet.

« — Non, je sais ce que j’ai à faire; ne l’ai-je souvent fait dans le passé?

« Ce fut elle qui referma soigneusement la fenêtre, barricada la lourde porte. Je me rappelle m’être agenouillé auprès de la petite cheminée et avoir exploré le vieux revêtement de bois. Il était pourri sous la surface vernie et céda à la pression de mes doigts. Je vis soudain mon poing passer au travers et sentis dans mon poignet les piqûres acérées des échardes. Je me souviens ensuite qu’après avoir tâtonné dans le noir j’attrapai quelque chose de tiède et de palpitant. Un souffle d’air glacé frappa mon visage et les ténèbres m’environnèrent, humides et froides, comme une eau silencieuse qui aurait jailli du mur défoncé et empli la pièce. La chambre disparut. Je buvais à un courant sans fin de sang chaud qui coulait dans ma gorge, coulait dans mon cœur palpitant et dans mes veines. Ma peau se réchauffa malgré ce bain glacé. Le pouls qui faisait battre le sang que je buvais se ralentit, et tout mon corps supplia qu’il ne s’arrête pas, mon cœur battit plus fort, pour essayer de faire battre à l’unisson le cœur qui défaillait. Il me sembla que je m’élevais, comme si les ténèbres dans lesquelles je flottais avaient, en même temps que la pulsation du cœur, commencé de se dissiper. Au milieu de mon évanouissement, quelque chose se mit à scintiller, à trembler même légèrement sous l’effet des pas qui résonnaient sur l’escalier, sur les planchers, sous l’effet des roues des carrioles et des sabots des chevaux qui ébranlaient la terre. Cela rendait un petit tintement, tout en frissonnant. Autour du scintillement, il y avait un petit cadre de bois, et le reflet d’un homme apparut à l’intérieur, émergeant du miroitement. Le visage m’était familier. Je reconnaissais sa silhouette longue et mince, ses cheveux noirs et ondoyants. Puis je vis que ses yeux verts scrutaient les miens ; et entre ses dents, entre ses dents il tenait une masse énorme, brune et molle, qu’il pressait fortement de ses deux mains. C’était un rat. Un gros rat brun et répugnant, pattes en l’air, gueule grande ouverte, longue queue recourbée pendant raide. Avec un cri, il jeta l’animal en ouvrant des yeux effarés, tandis que le sang coulait de sa bouche béante.

« Une lumière aveuglante heurta mes yeux. Je luttai pour les garder ouverts. La pièce tout entière était lumineuse. Claudia était juste devant moi. Ce ne fut pas un petit enfant mais une grande personne, presque, qui me tira à soi de ses deux mains. Elle était à genoux, et mes bras encerclaient sa taille. Puis l’obscurité descendit et je sentis Claudia repliée contre moi. Le couvercle se referma. L’engourdissement gagna mes membres, l’oubli me paralysa.

— Et il en fut toujours ainsi, à travers toute la Transylvanie, toute la Bulgarie et toute la Hongrie, à travers tous ces pays où les paysans savaient que les morts vivants battaient la campagne, tous ces pays où abondaient les légendes de vampires. Dans chaque village où nous rencontrâmes le vampire, c’était la même créature.

— Un cadavre sans âme? demanda le jeune homme.

— Oui, toujours, répondit le vampire. Quand toutefois nous rencontrions vraiment l’une de ces créatures. Je ne m’en rappelle qu’une poignée tout au plus. Quelquefois, nous nous contentions de les observer à distance, ne connaissant que trop bien leurs têtes branlantes et bovines, leurs épaules décharnées, les vêtements pourris, en loques. Dans l’un des hameaux, le vampire était une femme, morte peut-être depuis quelques mois seulement. Les villageois l’avaient aperçue et savaient son nom. C’est elle qui nous donna le seul espoir que nous ayons eu, après l’épisode du monstre de Transylvanie, mais cet espoir se révéla vain. Elle s’enfuit à notre approche, à travers la forêt ; nous la poursuivîmes et finîmes par l’attraper par sa longue chevelure noire. Sa robe blanche de morte était tachée de sang séché, la terre des tombes formait une croûte autour de ses doigts. Quant à ses yeux…, ils étaient vides, sans âme, ce n’étaient que deux flaques qui reflétaient la lune. Pas de secrets, pas de révélations, rien que le désespoir.

— Mais qu’étaient donc ces créatures? Pourquoi étaient-elles comme ça? demanda le jeune homme avec une grimace de dégoût. Je ne comprends pas. Comment pouvaient-elles être si différentes de vous et de Claudia, comment pouvaient-elles même exister ?

— J’avais mes théories. Claudia aussi. Mais j’avais surtout mon désespoir, et au milieu de ce désespoir la peur toujours renouvelée d’avoir tué le seul autre vampire semblable à nous-mêmes, Lestat. Pourtant, cela paraissait impensable. Eût-il possédé la sagesse d’un mage, les pouvoirs d’un sorcier… J’en serais arrivé à imaginer qu’il avait d’une façon ou d’une autre réussi à arracher aux mêmes forces qui gouvernaient ces monstres une vie consciente. Mais ce n’était que Lestat, tel que je vous l’ai décrit : sans mystère, aussi familier dans ses limites, finalement, que dans ses charmes. Je voulais l’oublier, mais je ne pouvais m’empêcher de penser à lui sans cesse. Il semblait que le vide des nuits avait pour seule fonction de me faire penser à lui. Quelquefois, il était si vivement présent à mon esprit que j’avais l’impression qu’il venait de quitter la pièce et que le timbre de sa voix y résonnait encore. Il y avait pourtant là-dedans une sorte de confort troublant, et, malgré moi, j’avais souvent la vision de son image. Je le revoyais, non pas tel qu’il nous était apparu, la dernière nuit, dans les flammes, mais beau et élégant comme avant, comme le dernier soir qu’il passa en notre compagnie à la maison, avec ses mains qui jouaient distraitement sur le clavier de l’épinette, sa tête penchée de côté. Lorsque je vis où mes rêves me menaient, je sentis monter en moi un malaise pire que l’angoisse : j’aurais voulu qu’il vive encore! Dans les nuits sombres de l’est de l’Europe, Lestat était le seul vampire que j’eusse trouvé.

« Les rêves éveillés de Claudia, cependant, étaient d’une nature beaucoup plus pratique. Maintes et maintes fois, elle m’avait fait raconter cette nuit dans un hôtel de La Nouvelle-Orléans où elle était devenue vampire, et sans cesse elle cherchait quelque clef qui pourrait expliquer pourquoi ces choses que nous rencontrions dans les cimetières de campagne n’avaient pas d’âme. Que se serait-il passé si, après avoir absorbé le sang de Lestat, elle avait été mise dans une tombe, enfermée dedans, jusqu’à ce que l’appel surnaturel du sang la conduise à briser la porte de pierre du caveau qui la retenait prisonnière, que serait-il resté alors de son esprit, après qu’il eût été, ainsi, affamé jusqu’au point de rupture? Son corps aurait bien pu se sauver tout seul, son esprit l’ayant déserté. Et elle aurait alors parcouru le monde à l’aveuglette, y portant ses ravages là où elle pouvait, ainsi que nous l’avions vu faire par les créatures que nous avions rencontrées. C’est ainsi qu’elle expliquait la chose. Mais comment avaient-ils été engendrés, comment cela avait-il commencé? C’était cela qu’elle ne pouvait expliquer, et qui lui donnait espoir de faire encore une découverte, alors que moi, par pur épuisement, j’avais laissé toute espérance.