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Terry Pratchett

Faust Eric

Grosses et noires sont les abeilles de la Mort, grave et lugubre leur bourdonnement ; elles entreposent leur miel dans des rayons de cire aussi blancs que des cierges d’autel. Le miel est lui-même noir comme la nuit, consistant comme le péché, sucré comme la mélasse.

Nul n’ignore que le blanc se décline en huit coloris. Mais, pour ceux qui savent les voir, il existe aussi huit nuances de noir, et les ruches de la Mort se dressent sur l’herbe noire, dans le verger noir, sous les antiques rameaux aux fleurs noires d’arbres qui finiront par donner des pommes… disons… sûrement pas rouges.

L’herbe était maintenant rase. La faux responsable s’appuyait contre le tronc noueux d’un poirier. Pour l’instant, la Mort inspectait ses ruches, soulevait doucement les rayons de ses doigts squelettiques.

Quelques abeilles bourdonnaient autour de lui[1]. Comme tous les apiculteurs, la Mort portait un voile de protection. Les abeilles n’avaient pourtant rien à piquer, mais parfois il s’en trouvait une qui s’égarait dans son crâne où elle tournait en rond, et son fredon lui donnait mal de tête.

Alors qu’il levait un rayon dans la lumière grisâtre de son petit monde entre les réalités, il entendit de vagues murmures. Un bruissement monta de la ruche, une feuille voltigea à terre. Un souffle de vent balaya un moment le verger, phénomène très étrange au pays de la Mort où l’air demeure toujours immobile et chaud.

La Mort crut entendre, très brièvement, un bruit de course précipitée et une voix qui disait « non », qui pensait : Ohmerdeohmerdeohmerde, je vais mourir je vais mourir je vais MOURIR !

La Mort est quasiment l'être le plus ancien de l'Univers, il a des habitudes et des modes de pensée dont aucun mortel n'est en mesure de comprendre le b.a.-ba, mais parce qu'il est aussi un bon apiculteur, il replaça soigneusement le rayon dans son logement et coiffa la ruche de son couvercle avant de réagir.

Il traversa à grandes enjambées le jardin sombre pour regagner son cottage, ôta son voile, délogea prudemment quelques abeilles fourvoyées dans les recoins de son crâne et se retira dans son cabinet de travail.

Lorsqu’il s’assit à son bureau, une nouvelle bouffée de vent se leva qui agita les sabliers sur leurs étagères et ralentit fugitivement la grosse horloge du hall dans sa tâche interminable de découper le temps en petites tranches plus maniables.

La Mort soupira et concentra son regard.

Il n’existe aucun lieu où la Mort n’ira pas, aussi distant et dangereux soit-il. À vrai dire, plus il est dangereux, plus la Mort risque de s’y trouver déjà.

À présent il regardait fixement à travers les brumes du temps et de l’espace.

« OH, dit-il. C’EST LUI. »

Il faisait chaud en cet après-midi de fin d’été à Ankh-Morpork, normalement la cité la plus florissante, la plus agitée et surtout la plus populeuse du Disque. Les rayons que dardait le soleil imposaient ce que d’innombrables envahisseurs, plusieurs guerres civiles et le règlement du couvre-feu n’avaient jamais obtenu : la paix en ville.

Les chiens haletaient, couchés dans l’ombre étouffante. Le fleuve Ankh, dont on n’aurait jamais pu dire qu’il miroitait, suintait entre ses rives comme si la canicule en avait bu l’énergie. Les rues étaient vides, aussi brûlantes que les briques d’un four à pain.

Aucun ennemi n’avait jamais pris Ankh-Morpork. Enfin, techniquement si, et même assez souvent ; la ville faisait bon accueil aux envahisseurs barbares qui dépensaient sans compter, mais au bout de quelques jours les envahisseurs en question finissaient par s’apercevoir avec embarras qu’ils ne possédaient plus leurs chevaux et, au bout de deux ou trois mois qu’ils ne formaient qu’une minorité de plus avec ses propres graffiti et boutiques d’alimentation.

Mais la fournaise avait assiégé la ville et pris ses murs d’assaut. Elle s’étendait sur les rues frémissantes comme un linceul.

Sous la lampe à souder du soleil les assassins se sentaient trop fatigués pour tuer. Les voleurs se faisaient honnêtes. Dans la place forte revêtue de lierre de l’Université de l’Invisible, première faculté de magie, les pensionnaires somnolaient, le chapeau pointu sur la figure. Même les mouches bleues étaient trop épuisées pour se cogner aux carreaux. La cité s’abandonnait à la sieste en attendant le coucher du soleil et le bref répit chaud et velouté de la nuit.

Seul le bibliothécaire était au frais. Au frais réel, pourrait-on même dire, puisqu’il échappait à l’abattement auquel était soumis le reste de la cité.

Ceci parce qu’il avait installé quelques cordes et des anneaux dans un des seconds sous-sols de la bibliothèque de l’Université de l’Invisible – celui où l’on entreposait les… hum… ouvrages érotiques[2]. Dans des bacs de glace pilée. Et il se balançait distraitement au-dessus, dans les vapeurs réfrigérantes.

Tous les livres de magie mènent leur vie propre. Il en existe certains, parmi les plus actifs, qu’il ne suffit pas d’enchaîner aux rayonnages ; il faut les clouer pour les maintenir fermés ou les compresser entre des plaques d’acier. Voire, dans le cas des volumes sur la magie sexuelle tantrique destinés aux connaisseurs éclairés, les conserver sous de l’eau très froide afin de les empêcher de prendre feu brusquement et de roussir leurs couvertures austères.

Le bibliothécaire se balançait donc mollement au-dessus des bacs effervescents, tranquillement assoupi.

C’est alors que des pas se firent entendre ; ils surgirent de nulle part, traversèrent la salle à toute allure dans un bruit qui éraflait la surface à vif du cerveau et disparurent à travers le mur. Des cris faibles arrivèrent de très loin qui semblaient dire Bonsdieuxbonsdieuxbonsdieux, cette fois ça y est, je vais MOURIR.

Le bibliothécaire se réveilla, lâcha prise et s’affala dans quelques centimètres d’eau tiède, seul bouclier qui séparait les Joies de la sexualité tantrique illustrée pour étudiants avancés, par madame A. Nonyme, de la combustion spontanée.

Et les choses auraient mal tourné pour lui s’il avait été humain. Par bonheur, il était désormais orang-outan. Vu toute la magie brute qui baignait la bibliothèque, il ne fallait pas s’étonner que des accidents se produisent de temps en temps, et l’un d’eux, particulièrement impressionnant, avait changé le bibliothécaire en anthropoïde. Peu de gens ont l’occasion de quitter l’espèce humaine de leur vivant, et il avait vigoureusement repoussé depuis toutes les tentatives de ses collègues mages pour le ramener à son état originel. Comme il était le seul bibliothécaire de l’Univers capable d’attraper des livres avec les pieds, l’Université n’avait pas insisté.

Du même coup, l’idée qu’il se faisait d’une compagne désirable rappelait à présent un sac de beurre tassé dans un fourreau de vieilles chambres à air, aussi s’estima-t-il heureux de s’en tirer avec des brûlures légères, une migraine et quelques impressions plutôt ambivalentes sur les concombres dont il ne resta rien à l’heure du thé.

Dans la bibliothèque au-dessus, les grimoires grincèrent et agitèrent leurs pages d’étonnement lorsque le coureur invisible fila tout droit entre les rayonnages et disparut, ou plutôt disparut encore davantage…

Ankh-Morpork sortait peu à peu de sa torpeur. Un météore invisible qui braillait à plein gosier sillonnait les quartiers de la ville en laissant derrière lui un sillage de destruction. Partout sur son passage s’opéraient des changements.

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1

On ne va pas revenir là-dessus. (N.d.T)

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2

Seulement érotiques. Sans rien de pervers. Même différence qu'entre user d'une plume et abuser d'un poulet.