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Et bientôt, quoique certains cachassent une petite croix sous leur chemise, les gens apprirent certes à vivre à proximité de la croix, mais à côté d’elle.

Ce n’est qu’au moment où quelqu’un était couché sous la terre, et son nom sur une page de journal dans un petit cadre noir, que ce nom rencontrait une dernière fois la croix. Cependant, elle ne s’appelait déjà plus une croix mais simplement – les vieux typographes le savent – un signe mort. Dans les années qui précédèrent immédiatement la Révolution, le signe mort nichait dans un des cassetins de la casse d’imprimerie et, comme s’il avait honte de lui-même, cachait ses minuscules bras noirs entre les paumes rapprochées des parenthèses. Voici : (†). Puis les parenthèses se refermèrent, et le cassetin près de la latte centrale de la casse resta vide : le signe mort était mort.

Aujourd’hui encore, un étrange cimetière aérien surplombe Moscou : deux mille signes mort étendent lugubrement leurs bras au-dessus de la ville qui vit ou bien à côté d’eux, ou bien très loin.

On trouve à Kitaï-Gorod plusieurs églises extrêmement curieuses, Saint-Nicolas-à-la-Grande-Croix par exemple, ou Notre-Dame-de-Géorgie dont j’ai déjà parlé. Elles ont deux niveaux : au-dessus, sous forme d’une énorme chapka de pierre, se tient l’église proprement dite ; en dessous, on trouve l’habituelle cave servant d’entrepôt. Le marchand avait besoin d’un dépôt sûr et solide pour ses marchandises afin de mettre son bien à l’abri de la « tentation » (comme il est noté dans les actes de la fin du XVIIe siècle), et il faisait construire une église au-dessus de sa cave. L’idée était que le voleur craignant Dieu n’irait pas voler le commerçant craignant Dieu, propriétaire d’une église-entrepôt. En sorte que celle-là, qui a trait au céleste, était utilisée au profit de celle-ci, qui n’est que trop terrestre.

Et nous voici, mon cher, devant un bien curieux problème : la conscience classe les choses qui se présentent à elle en celles-ci et celles-là, les premières comprises dans le domaine de la perception, les secondes inaccessibles à la sensation ; les unes immanentes à la vie, les autres transcendantes ; celles-ci dans la proximité quotidienne et bien connue, celles-là dans le lointain brumeux et impénétrable.

Si maintenant on classe les consciences, il apparaît que, selon leur type, elles progressent dans la connaissance en des directions opposées. Les unes cherchent à faire passer les choses de cela en ceci, les autres – de ceci en cela. Et si enfin, parmi les porteurs de conscience, autrement dit parmi les êtres envisagés selon leur type intellectuel, j’appelle « cherchant-ceci » ceux qui cherchent à transformer cela en ceci, et « cher-chant-cela » ceux qui veulent convertir ceci en cela, alors c’en sera fini des anciennes terminologies normatives.

Revenons-en à Moscou : elle s’est toujours souciée de ceci, contenu dans ses murs ; elle n’a jamais construit que ceci, le recouvrant tout juste de cela à seule fin de le protéger de la tentation ; elle a toujours écrit et écrira toujours sur ceci. Le plus moscovite des écrivains de Moscou était tout fier d’avoir découvert un nouveau pays – le quartier de la Moscova – simplement parce qu’il y vivait (A. Ostrovski, 1.1).

Tous les Moscovites sont des « cherchant-ceci » de naissance. Même les tolstoïens, dont le courant est né au numéro 21 de la rue Khamovniki17, sont des « cherchant-ceci ».

Les plumes ou les stylographes de tous les Plutarque avaient coutume de prendre pour modèle les « cherchant-cela », des héros qui avaient la force d’abandonner le ceci accessible au nom de l’inaccessible cela.

Mais si l’on voulait écrire la biographie du plus conséquent des « cherchant-ceci », on devrait commencer par visiter le cimetière Sémionovski : là, au cinquième rang du troisième carré, près de l’allée principale, on trouve une tombe dont la pierre noire et bombée porte cette inscription en lettres bien visibles :

Nourriture saine mangerez,

À l’air pur exercice prendrez,

La nuit dans votre chambre

Fenêtre ouverte dormirez,

Tout médecin fuirez,

À la nature vous confierez

Et

Bonne santé.

Je respecte toute attitude absolue : je me suis incliné devant la pierre noire et bombée.

Onzième lettre

Ce n’est pas sans raison que le confesseur du tsar, le vieux pope moscovite Sylvestre, enseignait dans son Mesnagier qu’il faut « vivre avec économie ». Moscou veille sans relâche sur ce précepte : tout ce dont elle a besoin se trouve à l’intérieur de sa coquille de pierre ; son orbi se réduit à un urbi ; dans le nid moscovite, même des schémas aussi généraux que ceux de l’idéalisme et du matérialisme ont été façonnés par la ville, et de cela sont passés à ceci.

On a parlé, pour ne prendre que cet exemple, de « l’école idéaliste de Moscou ». Quant à moi, j’ai l’intention de vous parler non pas de la maison de la rue Mokhovaïa, mais du Kremlin et du quartier des Marchands ; non pas des tout derniers systèmes philosophiques influencés par l’idéalisme allemand, mais de l’idéalisme et du matérialisme primitifs qui remontent à l’époque de Kalita et de Serge le Vénérable, d’Ivan le Terrible et de Basile le Bienheureux.

Au tout début, dans l’enceinte ovale commune au Kremlin et à Kitaï-Gorod, tout l’espace exigu de cette première Moscou était divisé par le mur est du Kremlin comme pour former deux demi-villes : le Kremlin et le quartier des Marchands. Au Kremlin, on construisait des églises et des casernes ; à Kitaï-Gorod (le quartier des Marchands), des échoppes et des entrepôts. Au Kremlin, on rencontrait des soldats et des prêtres ; à Kitaï-Gorod, des marchands et des clients.

Je l’affirme : l’idée de l’immortalité est en pratique la plus nécessaire au soldat. On ne peut donner aisément cette vie-ci qu’en échange de celle-là. Il est vrai que, pour une conscience qui évolue en s’affinant, l’idée du combat pour sa propre cause, survivant aux victimes, peut remplacer celle de l’immortalité personnelle. Mais pour un lansquenet – guerrier dont le métier est de vendre sa vie – ou pour les Streltsy moscovites qui durent mourir pour la cause d’autrui, cela ne suffit pas.

C’est pourquoi, tout près de la caserne, mur contre mur, on construisait une église ; c’est pourquoi le soldat russe d’avant la Révolution touchait 75 kopecks, plus la garantie de l’immortalité.

Ce n’est pas sans raison que l’impérialisme – la soldatesque organisée – ne peut se passer de l’idéologie idéaliste. Et voici comment est né (je n’ai donné là que l’esquisse) l’idéalisme typique du Kremlin.

Mais, près de lui, de l’autre côté du mur, se renforçait de siècle en siècle le matérialisme de Kitaï-Gorod, tout aussi spécifique. Si le soldat tenait sa force de sa foi en son invulnérabilité, de sa croyance en son immortalité qui, en tant qu’idée, entraîne avec elle l’ensemble de la triade idéaliste (immortalité de l’âme, libre arbitre, existence de Dieu), le marchand quant à lui ne pouvait rien faire sans sa foi dans les choses, dans les prémisses purement matérielles qui seules permettent de définir ce que « vaut » le marchand. Aux dires de certains voyageurs étrangers – Olearius, Herberstein et Korb – les propriétaires de six à sept cents échoppes de Kitaï-Gorod étaient des commerçants et des bonimenteurs nés ; pour eux, la chose était reine, et ils savaient présenter et vendre leurs marchandises de manière telle qu’il était difficile aux commerçants étrangers les plus avisés d’entrer en concurrence avec eux. On ne construisait pas les énormes entrepôts aux murs épais de Kitaï-Gorod pour abriter des « phénomènes de l’esprit », des « apparences » ou des « projections de l’âme » (c’est ainsi que les idéalistes définissent la matière), mais pour la matière la plus authentique, diversifiée en choses. Personne n’enferme des « phénomènes de l’esprit » au moyen d’un lourd cadenas à double tour.