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L’homme-addition dispose ses termes de mille façons, il se terre dans son nid fait d’un sac et de deux valises, il pique du nez, mais ne parvient même pas à sommeiller. Sa tentative ayant échoué, l’homme des cavernes pose un œil attentif sur le nouveau :

— Je ne vous avais jamais vu ici. Quel bon vent ?…

— Comme cela. J’allais chez un ami, et…

— Et vous êtes chez l’ennemi – conclut le questionneur -sous une pluie de bombes, pour ainsi dire. Cela arrive. Eh bien tant pis, chantons sous la pluie. La montagne ne va pas à la montagne, mais le malheur au malheur, oui… Voilà.

Satisfait de son effet, l’habitué de la caverne promène son regard sur les murs et les gens qui s’y adossent, l’air d’un orateur confirmé. À vrai dire, les visages de la plupart de ses auditeurs involontaires ne sont guère moins indifférents que les murs.

— Il est dit dans la Bible que la vie est le repaire du chagrin. Je souligne : le repaire. Tout près d’ici, à deux pâtés de maisons, une bombe a creusé un trou. Si on y réfléchit, qu’est-ce qu’un trou ? Je réponds : le trou est le repaire de la bombe. Et nous, nous sommes dans notre repaire : à l’abri des bombes. Ressemblance et différence. Vous n’êtes pas d’accord ?

Au lieu d’exprimer son désaccord, le nouveau répond par un bâillement nerveux et lève sur l’orateur un regard désemparé. Hochant la tête d’un air indulgent (« ça arrive… »), l’habitué continue de dérouler le fil de sa pensée favorite. Sa voix, sourde et monocorde au départ, devient plus expressive et prend une sonorité métallique. Encore un peu, et le discours se mettra à escalader la pente escarpée de l’emphase. Deux ou trois visages se rapprochent. Une jeune femme qui dormait dans un coin décolle son oreille du coussin et hoche la tête au rythme des mots.

— C’est la nature qui peut nous enseigner la guerre. Ni plus ni moins… La guerre – bon, si l’on veut – c’est le combat de la dent et de la coquille. Soit la coquille – crac ! Soit, c’est nous les glorieux – et la dent est en deux ! Combien de temps s’est-il écoulé jusqu’au Moyen Âge, jusqu’à ce que l’homme, après y avoir pensé et repensé, trouve : je vais cacher mon corps sous une armure, et ma tête sous un casque. Mais la nature a tout prévu depuis longtemps : la tortue ne fait pas un pas sans sa carapace, le plus humble des vers de terre trouve refuge dans le sol, et l’homme, qui sera mangé par les vers, a besoin de sa dernière demeure. Soit, par exemple, au-dessus de nous, un immeuble de n étages, pour parler en termes d’algèbre, et, sous l’immeuble, une demeu… enfin, ce n’est pas ce que je voulais… j’ai fait fausse route. Où en étions-nous ?

— Vous avez parlé de la tortue…, rappelle timidement la jeune femme.

— C’est bien cela, la tortue – dit en s’échauffant peu à peu le stratège en chambre – prenez les Romains, aux temps les plus anciens : ils se mettaient en rangs serrés, un bouclier contre l’autre – ils appelaient cela « la tortue » – et à l’assaut ! Mais la nature les avait devancés… Prenons l’anatomie… la tortue s’abrite depuis la nuit des temps derrière un bouclier composé de minuscules boucliers, d’écailles autrement dit. Il faut se rendre à l’évidence : on n’est pas plus malin que la nature. C’est le stratège des stratèges. Mais ce n’est là qu’un détail… En général, la règle principale de la guerre, c’est que…

Les doigts de la main tendue de l’orateur semblent égrener les mots nécessaires, mais lui-même hésite : exposer la formule, ou bien… cela suffit comme ça pour les profanes.

— Alors, cette règle principale ? s’enquiert le nouveau.

— Voici : ne t’empresse pas de mourir, empresse-toi de tuer.

— Oui, mais l’un ne va-t-il pas sans l’autre ?…

— Vous ne me le faites pas dire : il faut faire attention, sinon… tel est pris qui croyait prendre. Je souligne : il faut faire attention, sinon… Bon droit a besoin d’aide ; aide-toi, et le ciel…

— Mais on ne fait pas la guerre sans verser de sang !

— Qui dit le contraire ? Seulement, il faut respecter la proportion : une goutte de sang pour un seau de sueur. Et non l’inverse. Vous secouez la tête ? Vous voulez dire que ce n’est pas évident ? Personne ne prétend le contraire ! Qui fonce tête baissée finit par se casser le nez ; il faut d’abord résoudre le casse-tête qui s’appelle « stratagème ». Voilà. C’est comme les Anglais, qui ont coutume de… ils ont un proverbe : « Il faut faire l’omelette sans casser les œufs. » C’est cela, un stratagème.

— Ce strata… anglais – un truc à vous écorcher la bouche – l’Anglais, il s’y est peut-être fait la main, mais le Russe, il frappe à tour de bras…

Et l’inventeur de stratagèmes resserre les lèvres en une moue méprisante, puis :

— Ce n’est pas à une bonne femme de juger, citoyenne ! Votre espèce, on la connaît : « Cheveu long, vue courte. » Seulement, ce n’est pas parce qu’aujourd’hui on porte les cheveux courts que l’esprit est moins borné. Pas de quoi être fières !

— Ne soyez pas injuste – le nouveau prend la défense de la gente féminine – tout de même…

— Il n’y a pas de tout de même. Essayez de me trouver le nom d’un seul général en jupon, rien qu’un seul ; en attendant, je vais fumer une pipe.

Et sans se presser, le théoricien militaire fouille ses poches à la recherche de son attirail de fumeur. Quelques instants de silence.

— Il n’y a pas de guerre sans cadavres. C’est comme ça. Seulement… Avez-vous entendu parler, jeune homme – continue le théoricien, balayant la fumée d’un revers de main plein d’attention pour son voisin – des contes d’Andersen ? Certains sont très édifiants. Par exemple, celui qui parle de Nils, ou Niks, je ne sais plus comment ils disent, eux. Nils avait une grand-mère. Et puis, un jour, la grand-mère elle a trépassé, comme toutes les grands-mères. Bon, Nils est pauvre, il n’a pas un kopeck danois en poche pour payer l’enterrement, le corbillard et tout le saint-frusquin. Il installe la grand-mère morte dans sa brouette et se met en route pour le cimetière. Le chemin passe devant un Gasthaus – une auberge, comme on dit chez nous. Tiens, pense Nils, je boirais bien une bière. « Il finit sa bière et ni ne parle ni ne rend son verre ni n’emmène sa grand-mère. » Une autre ! L’aubergiste lui en sert une autre. Et Nils, toujours pareil, « ni ne paie ni ne rend son verre ni n’emmène sa grand-mère rejoindre feux les arrière-grand-mères ». L’aubergiste : « Attends que je te… » Mais Nils lui jette à la figure une chope, puis l’autre. L’aubergiste lui lance une pierre (il ne va tout de même pas casser ses verres !). Nils se cache derrière la grand-mère morte ; la défunte sous une grêle de pierres : patatras ! Et Nils de pleurer à chaudes larmes : « Ma pauvre grand-mère, vous l’avez tuée, on va vous mettre en prison ! » L’aubergiste tremble de peur : « Tiens, voilà une couronne, et un mark, et encore une pièce d’or, partez au diable, toi et ta grand-mère, je tiens à ma tête. » Voilà ce que c’est qu’une ruse de guerre. Donnez à ce Nils un char d’assaut à la place de sa charrette – et vous allez voir ce que vous allez voir !… Tenez, l’autre jour, on a parlé dans les journaux de nos soldats qui ont dégagé un champ de mines allemandes en traînant les explosifs sur le terrain d’à côté ; les Fritz ont fait un mouvement tournant et sont tombés sur leur propre dynamite, tandis que nos soldats ont retraversé le champ de mines sarclé sans problème… Bien le bonjour de notre grand-mère ! Il faut faire comme aux dames : un blanc par-dessus les noirs, et hop ! on dame le pion.

— Si l’on joue aux dames, oui, répond le nouveau d’un air pensif, mais aux échecs, quand on va sur la position de la pièce éliminée, on devient soi-même la cible. C’est vous qui l’avez dit : des casse-tête. Votre Nils ferait un bon caporal, mais il n’a pas l’étoffe d’un grand commandant. L’ennemi est malin, lui aussi. Il ne suffit pas d’avoir de l’intelligence, il faut soustraire de sa propre intelligence celle de l’ennemi, et, si le résultat est positif, alors… Sinon, à malin, malin et demi.