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Pour la première fois, l’éminent stratège en chambre écoute la réplique du nouveau avec un certain respect. C’est d’abord la pipe serrée entre ses lèvres qui lance des bouffées de fumée bleuâtres, puis son propriétaire qui prend la parole :

— Bien joué, jeune homme. Bravo. Mais je répondrai. Un maréchal de France dont le nom m’échappe avait l’habitude de dire : « La manœuvre, c’est le nerf de la guerre. » Et c’est sur ce nerf-manœuvre, sur cette corde tendue, qu’on règle toute la musique. L’arithmétique enseigne : le résultat de l’addition ne change pas lorsqu’on permute les termes. Mais la stratégie dit le contraire : en permutant les termes, on peut changer considérablement la somme. Ce sont ici et qui conduisent le bal. Qui attendait la cavalerie, tombe sur l’artillerie (et va déguster des boulets rouges) ; ou encore, disons, l’Allemand qui nous survole pense que je suis sur le toit, alors que moi, je suis où ? Là, dans la cave.

— Le toit n’est pas vide pour autant, il est gardé par les pompiers bénévoles. Et votre exemple, ne vous en déplaise, va passer par-dessus bord : les pompiers vont le prendre avec leurs pinces et le jeter au bas du toit. Et d’ailleurs – agitant la main, le nouveau quitte étrangement son rôle de stagiaire pour se transformer en arbitre de la caverne – tout n’est pas aussi simple que certains le voudraient. Le cœur aussi a ses manœuvres : tantôt il bat la charge, tantôt le voilà en déroute… La guerre, c’est l’affaire des braves ; tandis que vous et moi… Autrefois, dans cette cave, on mettait peut-être des champignons en bocaux, mais de la guerre on touchait pas un mot. Cela n’a pas vraiment l’air d’un quartier général, ici… Ce ne serait pas la fin de l’alerte ? Il est temps.

Un bref coup sourd se fait entendre en guise de réponse. Tout l’immeuble tremble, de la cave au grenier. Sur les châlits, des corps se dressent avec angoisse.

— Où est-ce que c’est tombé ?

— Pas loin.

— Au moins une demi-tonne. Cela s’entend au bruit.

— Sûrement que chez nous aussi, les vitres ont volé en éclats.

— Ouais. Maintenant, on va recevoir la visite du vent. On était à deux doigts de la mort.

On frappe à la porte : « Tous les hommes à la rescousse ! »

L’homme des cavernes et le stagiaire échangent un regard : est-ce bien à eux qu’on s’adresse ?

La donneuse de pain

Le long rectangle du magasin. Parallèle au mur, un comptoir tend sa poitrine de verre. Sous la vitre, des baguettes et des miches de pain. Près des deux planches amovibles qui ferment les deux passages vers le comptoir, deux couteaux vont et viennent de haut en bas. Près des couteaux, deux vendeuses. Tout le reste est immobile, ou ne bouge que d’une manière imperceptible, comme les aiguilles de la pendule au-dessus de la porte.

Une file d’attente s’est formée à la perpendiculaire du comptoir. Une autre longe sa visière de verre. Je suis dans la seconde, parmi les derniers. Devant moi, des coudes s’appuient contre leur reflet dans la courbe de verre. Ça, c’est ce que je vois à ma droite. À ma gauche, des dos voûtés et des bras ballants prolongés par des paniers, des sacs et des cabas.

De temps à autre, mon talon de chaussure se retrouve à la place de ma pointe et je tourne la tête du côté où s’agitent les leviers à un bras et les couteaux qui pressent et coupent le pain. Dans mon esprit s’étire également une lente et longue file de pensées, d’associations d’idées. Je me dis : les lames qui coupent le pain ressemblent à une guillotine à cigares, en plus petit ; il en existe une autre, plus grande, pas de beaucoup, mais… – le visage de la vendeuse est frais comme du bon pain et ses cheveux sous la coiffe rappellent une croûte bien dorée -si on la pressait maintenant (à la place du pain) comme de la mie, il n’en résulterait même pas une mort… – là-haut, sur la vraie guillotine, le triangle métallique s’abat de tout son poids – mais voyons, la géométrie est la science des impondérables, et l’impondérable… Mais qu’est-ce que je te raconte ?

Pour me changer les idées, je me mets à observer les mouvements de la vendeuse. C’est une jeune femme grande et maigre aux longs doigts habiles et délicats. De temps à autre, la bretelle gauche de son tablier glisse de son épaule osseuse ; elle la rajuste d’un rapide mouvement d’omoplates, tandis que son menton pointu pique furtivement vers la bretelle amidonnée. Des serpentins de papier verts, jaunes et bleus filent entre les doigts des vendeuses, tombent sur l’arrondi de verre du comptoir, et ce n’est qu’alors que l’aiguille de la balance et la lame du couteau se mettent à l’ouvrage.

Voici déjà trois semaines que j’observe les doigts de cette vendeuse de pain. Leurs phalanges se plient et se déplient avec une précision et une régularité parfaites. C’est ainsi qu’un élève consciencieux fait ses exercices de piano, suivant des yeux les doigtés indiqués sur la partition. Les yeux de la maigrelette s’abaissent avec application vers la planche du comptoir, et, d’un geste précis, sa paume appuie sur la poignée en nickel de la lame tranchante. Le couteau compte les grammes avec une étonnante précision, divisant le pain selon les chiffres indiqués sur les tickets, comme la musique selon les mesures.

Et pourtant, il arrive que la main se trompe. Sur le bord du comptoir de verre, de petits quignons ou de fines tranches de pain apparaissent à côté des livres et des demi-livres. Les doigts longs et maigres de la jeune fille qui donne le pain repoussent légèrement ces misérables ratés. Mais en général, après avoir reçu le dû de sa ration, la main du client fait tomber les petits bouts dans son panier ou son cabas. Il arrive que ces petits suppléments glissent entre les mailles des filets et tombent sur le sol dallé. Les clients les ramassent, ils prennent à la main miettes et croûtons, et, tournant le dos au comptoir, quittent le magasin.

Parfois, un citoyen pressé, paresseux ou avare de son temps, dédaigne ces menus morceaux. C’est alors que les doigts avides et impatients de ceux qui attendent en silence, formant une autre queue devant la balance, se précipitent avec une agilité d’araignée vers les miettes fuyantes. Ces doigts n’ont rien à faire ici, ils ne sont pas du magasin. Ils sont d’une main : une main qui tremble de faim. Les voici, ces chercheurs de miettes : un vieillard sentant la mort et appuyant sa main sur le pommeau de sa canne, une petite fille crasseuse avec une poupée de chiffon qui sort la tête de la veste de sa maîtresse de sept ans.

Un souvenir me revient alors, vague d’abord, puis de plus en plus précis. Il y a un lien entre les mouvements de la main qui demande et le va-et-vient du couteau de la donneuse de pain.

Mais oui, bien sûr : tant que les quémandeurs ne viennent pas se mêler aux acheteurs près du comptoir, la lame opère avec une précision toute chirurgicale. Mais à peine la contre-file d’attente des yeux suppliants et des bouches articulant dans un murmure presque inaudible : « La charité… Un peu de pain… » se forme-t-elle de l’autre côté de la balance, que le couteau commence à se tromper : sa lame semble moins dure et moins tranchante, le pain résiste à la pression de l’acier, des morceaux de croûte rebondissent et de fines tranches odorantes – de petites erreurs en plus ou en moins – se détachent.

C’est donc cela.

Je n’ai pas faim. Le ticket de rationnement portant la date de demain peut tranquillement attendre demain. Je n’ai aucune raison de déglutir avec convoitise, comme ce vieillard et cette fillette de l’autre côté de la balance. Mais alors, comment se fait-il que j’aie la gorge serrée ?