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Serait-ce parce que le bien, pour reprendre le terme en usage (non, ce mot est trop flou), alors, disons, le premier pas vers l’homme, pour hésitant qu’il soit et, plus précisément, le premier vacillement de l’aiguille de la balance – pas celle du magasin, mais l’autre – doit son existence à une erreur de l’indifférence, à un petit écart dans l’insensibilité absolue de l’homme envers autrui. Son travail fait et bien fait, l’aiguille doit maintenir sa pointe sur le zéro. Et si jamais elle s’écartait, se trompant ne serait-ce qu’une fois dans son indifférence d’acier ? Que se passerait-il ?

Car, si on lance une pierre en l’air, elle volera de plus en plus loin de la terre. Mais la vitesse avec laquelle elle s’éloigne de l’astre qui l’a engendrée diminuera, et finira par atteindre zéro. Ce n’est qu’alors – comme si pour la première fois elle venait d’éprouver l’attraction de la planète abandonnée – que la pierre commencera son mouvement de retour, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Il en va de même pour… Mais cela suffit.

Je décide d’obliger la jeune fille qui donne le pain dans le va-et-vient régulier de son couteau à soulever la frange dorée de ses paupières obstinément baissées – ne serait-ce que l’espace d’un instant. D’ailleurs, c’est mon tour.

— Bonjour ! dis-je, doucement mais fermement.

Oh, elle a enfin levé les paupières : ses yeux bleu pâle à la pupille dilatée de myope reflètent son étonnement et les petites taches jaunes des lampes du soir ; ils me corrigent avec tendresse, ces yeux tristes mais calmes : « Drôle de bonhomme, il confond le jour et la nuit. » Je crois même voir l’ombre d’un sourire fatigué effleurer ses lèvres : « Dehors, il fait noir, et lui, quel drôle de… »

Mais je ne suis pas d’accord, je ne veux pas être un drôle de bonhomme, non. Et, sans détacher mon regard de ses yeux, retenant par un effort de volonté ses paupières prêtes à tomber, j’ai tout juste le temps de dire :

— Le jour se lève.

Et je laisse ma place au suivant.

Né en juillet

Il est possible que les premières bombes qui se sont abattues sur Moscou aient accéléré ton apparition « sur la scène du monde », pour employer le langage des journaux.

Toi qui es né en juillet, en ce terrible mois de l’année la plus terrible, tu dois comprendre… Mais pour l’instant, tu ne comprends rien. Et c’est bien, car comme on meurt de diphtérie, de pneumonie ou d’une maladie de l’intestin, on peut mourir de comprendre.

Ne pas comprendre, c’est ta chance de rester en vie. Profites-en. Mais un jour, tu seras obligé de comprendre. Tu demanderas : « Où est mon père ? » On te répondra : « Tué. – Pourquoi ? – Pour que tu vives, toi. Pour l’enfant que tu étais à l’époque. »

Mais tout cela n’est que rhétorique. Tu ne poseras peut-être pas de questions. Et puis, les gens n’ont pas toujours besoin de répondre. Les béquilles du père ou la manche vide de son veston peuvent le faire à sa place.

En attendant, le mamelon du sein maternel est le centre de ton monde qui va s’élargir progressivement, d’abord de quelques pouces, puis de quelques mètres, puis…

Toi qui es né en juillet, combien de fois t’ai-je observé dans les « abris » ! Au bruit des explosions, tout le monde levait des yeux inquiets vers le plafond. Même les soldats, qui se trouvaient là par hasard. Toi seul gardais toute ta sérénité. L’oreille tendue vers la canonnade, les fumeurs roulaient nerveusement une cigarette, cherchant à dissimuler le tremblement de leurs doigts.

Toi, le téteur, tu n’avais rien à dissimuler : il n’y avait pas la moindre trace de peur sur ton visage sans sourcils rond comme une bulle.

Toi qui es né en juillet, garde ta hardiesse d’enfant. Aussi longtemps que possible. Tu en auras besoin : le temps des guerres n’est pas fini.

La barricade

Elle nous a apporté le silence : la barricade.

Il n’y a pas longtemps, le fracas des camions emplissait encore notre petite rue jour et nuit ; parfois, on entendait claquer les sabots d’un cheval. Aujourd’hui, la rue s’est couvert le front d’une visière à croisillons et se tait. Rails métalliques, poutres de pin, épaisses barres de fer, pierres et briques irrégulières. Sacs blancs bourrés de terre. Rangée sur rangée : comme des dents serrées. Fentes étroites des meurtrières en guise d’yeux. Pour l’instant, il leur manque la pupille : mitrailleuse ou canons de fusils. Les orbites aveugles sont tournées en direction de la gare de Kiev, vers cette place que surplombe un cadran noir aux aiguilles d’or qui mesurent le temps. Quand l’heure de la barricade viendra, l’aveugle recouvrera la vue. Alors…

Mais n’anticipons pas sur cet alors. En attendant, la barricade s’est dressée entre deux maisons qui font l’angle : pont entre deux toits bas, digue brisant le flot des passants et des voitures.

Notre petite rue est pavée de cailloux, ainsi que sa voisine, la rue du Vieux-Sable – comme son nom l’indique. À présent, les pavés empilés forment un cône qui évoque le tableau de Véréchtchaguine L’Apothéose de la guerre.

Une semaine s’est à peine écoulée depuis qu’on a construit notre barricade, et ses pommettes de pierre sont déjà saupoudrées de neige. Ça et là, les rafales de vent font apparaître le sable gelé qui porte les empreintes figées des derniers passants. Ils ne sont pas nombreux. Les gens se sont familiarisés avec l’obstacle : les voitures et les bruits obliquent.

Quant à moi, je ne m’y fais toujours pas. Il m’arrive de sortir, le regard rivé aux marches, aux pointes de mes chaussures, tout à mes pensées – et soudain, je me heurte à cette digue au milieu de la rue. Qu’est-ce donc ? Ah oui, la barricade…

Autant de rencontres, autant de conversations – avec elle, la barricade. Parfois je marmonne, ou encore je parle comme ça, en moi-même ; quant à la barricade, elle garde tout simplement le silence, ou bien elle garde le silence… pas tout à fait simplement. Oui, aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai parfois l’impression qu’un semblant de réflexion commence à germer sous sa coiffe de neige.

Bien sûr, ce n’est qu’un conte. Mais nous les conteurs, nous sommes là précisément pour raconter toutes sortes d’histoires ordinaires et extraordinaires, pour vivre et de réalité et de fable. Bref, à peine un mois plus tard, mes rencontres involontaires avec la barricade se sont transformées en vrais rendez-vous. Presque tous les matins, avant de partir vaquer à mes différentes occupations, je fais un détour. Dans quel but ? Rencontrer la barricade. Nos rendez-vous sont brefs. En général, le froid ou le vent nous gênent. Et pourtant, il en est resté quelque chose dans ma mémoire et même dans mes notes, dans mon journal. En voici quelques extraits :

13 novembre. Nous vaincrons, envers et contre tout… Ce serait bien si l’on pouvait se passer de ton aide, amie barricade. En attendant : monte la garde, et quant à moi, je prends mon quart de quatre à six heures du matin. Pourvu que je me réveille à temps. Étrange : presque au milieu de cet enchevêtrement, deux rails jaillissent vers le ciel. On dirait une voie pour les trains à destination du zénith. À bientôt. Pourvu que je me réveille à temps.

25 novembre. Elle ressemble au chien de chasse de Münchhausen. Elle est tombée en arrêt et s’est figée. Elle n’a plus de corps, la chair s’est désagrégée, mais la carcasse reste toujours en arrêt, tournant vers l’ennemi ses mâchoires nues. J’apporte une correction : non pas « elle n’a plus de corps », mais « elle n’est pas encore jonchée de corps ».