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14 décembre. Et elle ne le sera pas. Je m’en souviendrai toute ma vie : avant-hier, après minuit, la voix du speaker a soudain remué dans le haut-parleur comme au fond d’un nid : « Dernière minute »… Toute ma vie durant, jusqu’à mes dernières minutes, je veillerai à ce que résonnent dans mon esprit les mots de cette « Dernière minute ». Eh bien, barricade, à présent toi aussi tu peux faire un petit somme. Comme cela, d’un seul œil. On ne sait jamais. Que l’hiver te recouvre de son manteau de neige.

1” janvier. Nous venons de franchir le seuil qui sépare 1941 et 1942. Cette nouvelle année viendra-t-elle à bout de l’ennemi ? Quels événements la tempête de l’époque va-t-elle encore déverser sur nous ?

Aujourd’hui, j’ai glissé sur le trottoir et, au moment de tomber, j’ai ressenti instantanément une bouffée de chaleur. L’organisme se défend d’un danger imprévu à l’aide de ses réserves de chaleur. Eh bien, puisque c’est ainsi, cette chute me servira de leçon.

22 janvier. Depuis que les barricades barrent les rues, les pas se sont mis en quête d’autres chemins. Les sentiers ont remplacé les rues. Ce sont désormais les cours et leurs passages qui servent de voies de communication. Avant, les rues ne se rencontraient qu’aux carrefours. Maintenant, on se rend compte que les cours voisines sont également cousines. Les palissades qui se dressaient ici ou là ont été détruites et utilisées comme bois de chauffage – la menace des incendies venus du ciel plane encore sur la ville ; les portillons des passages jadis condamnés ont ouvert leurs battants ; tout ce qui encombrait les cours intérieures – latrines, hangars, amoncellements de caisses – a dû se serrer pour laisser passer les hommes. Le premier passant a avancé d’un pas hésitant, demandant son chemin, ne sachant s’il devait aller à droite ou à gauche pour contourner le pavillon du fond ; les autres Font suivi, cherchant du regard les empreintes sur la neige ; puis, un sentier étroit s’est formé dans la cour, telle une petite rue latérale où passent en une file ininterrompue des bottes de feutre et de cuir, d’épaisses semelles militaires et de lourds patins de traîneau. L’œil découvre de nouveaux objets, des arbres et des hangars que seuls connaissaient jusqu’alors ceux qui vivaient avec eux, côte à côte. Les numéros des immeubles se rendent visite les uns aux autres. Aujourd’hui par exemple : après avoir salué ma vieille amie, la barricade, je m’engouffre dans la cour à gauche, puis, laissant derrière moi la maisonnette à trois fenêtres, je pique droit sur l’acacia recourbé ; les piliers de brique de l’entrée ne sont plus qu’à deux pas, et la plaque de l’arrêt du trolleybus vient à ma rencontre. Au lieu de longer les côtés, prenez l’hypoténuse – c’est direct.

Ce principe dépasse d’ailleurs le monde des lignes. On ne peut s’empêcher d’évoquer le fonctionnement du cerveau, où la connexion entre les cellules qui mettent en mouvement la pensée est assurée par tout un lacis de filets qui serpentent entre les cylindraxes du tissu nerveux. La réflexion est comme la vie de Moscou aujourd’hui, elle ne s’accomplit pas seulement en suivant les voies principales du cerveau, mais aussi grâce aux fils associatifs, et à tous les petits embranchements des dendrites et des neurofibrilles.

30 janvier. Pour aborder leur montagne de sciences, les étudiants en médecine commencent par l’ostéologie. Si on la considère comme un objet d’études, la barricade commence et finit par l’ostéologie, science du squelette. Raisonnant par analogie, on s’aperçoit que la barricade représente l’un des moyens les plus puissants pour protéger la ville – tel l’organisme humain – contre toutes sortes de corps étrangers, de bacilles néfastes et grouillants qui cherchent à pénétrer dans les artères des rues et les capillaires des ruelles.

La barricade, c’est le bouclier d’Athéna dressé sur la ville.

Avec du recul, on y perçoit un curieux mélange d’ordre et de chaos. Sa raison d’être est tracée avec une netteté parfaite : former de sa carcasse une perpendiculaire à la ligne d’attaque éventuelle de l’ennemi, constituer un barrage infranchissable par l’intrus. Mais il n’y a aucune géométrie dans l’entrecroisement des lignes qui composent la barricade. On dirait un amas de bois prêt à flamber. Poutres, rails, jambages, rouleaux de fils de fer et de câbles nus forment une sorte de cohue immobile, une foule d’objets qui se sont heurtés de front. Il m’est même arrivé de la comparer – plutôt par opposition -au fameux amalgame de Pliouchkine33 qui réunit un éperon perdu, une pelle en bois, un seau… Mais l’amalgame de Pliouchkine est le fruit de l’avarice. Alors que la barricade est celui de la générosité : s’il faut se jeter soi-même dans le tas, on le fera.

En s’approchant, on remarque qu’un certain principe constructif est cependant respecté : c’est la force de la cohésion maximale des matériaux de la barricade qui détermine tout. Le fil de fer s’enroule comme le lierre autour des piquets et des pieux plantés dans la terre ; les rails recouvrent les points les plus vulnérables de la construction ; le bois maintient les sacs prêts à glisser ; les briques et les pierres bouchent fentes et trous.

Bien que la barricade se dresse devant mes yeux, complètement immobile, elle exprime un élan irrésistible.

Songez aux hommes qui, tels une grappe d’abeilles suspendue à une branche, s’accrochent au marchepied d’un tramway glissant sur les rails : l’un s’agrippe à la rampe d’une seule main, du bout des doigts, l’autre se cramponne aux pans du manteau de son voisin, un troisième appuie la pointe de sa chaussure sur la marche inférieure… Ils sont tous immobiles, le moindre mouvement risque de précipiter chacun sur le pavé –simplement parce qu’ils sont pressés et qu’ils sacrifient le confort et la tranquillité au mouvement et à la rapidité.

14 février. Aujourd’hui, les journaux et les réunions évoquent les événements de la Commune de Paris. L’heure de gloire des barricades. En dépit de son air modeste, la barricade de ma petite rue compte d’illustres ancêtres dans sa lignée.

Son arbre généalogique n’a rien d’imaginaire. Les chroniques mentionnent la date de naissance et de baptême du feu de l’arrière-grand-mère de la barricade de Paris : 1588. Héritiers d’un tempérament têtu, rétif et résistant, ses descendants s’installèrent dans les villes d’Europe. On trouve leurs portraits parmi les dessins et les lithographies des années 1830, 1840, 1870. Ils eurent des vies brèves, des idées radicales et des morts violentes. Les pupilles des mousquets du Roi les voyaient debout, protégeant de leur corps les quartiers ouvriers de Dresde, de Paris ou de Hambourg. Comme aujourd’hui, la vie contournait la barricade, passant par les cours ; la mort l’encerclait, se glissant par les fenêtres, les portes et les brèches des maisons. On essaya d’abord de prendre la barricade de front, mais la tentative coûta cher ; c’est ainsi qu’apparut petit à petit la pratique et la théorie de la manœuvre du couloir, érigée en système par le général Cluseret.

Et pourtant, les barricades se défendaient : elles reculaient vers les carrefours et les places, et se mettaient dos à dos pour former des sortes de flotteurs, espaces hermétiquement clos qui empêchent le navire de couler ; lorsque les meurtrières se taisaient, les fenêtres tiraient, lorsque le pavé de la rue cédait, les toits se battaient.

Une lithographie de Dresde datant de 1849 nous montre les dalles carrées du pavé, dressées à la verticale : habituées au choc des talons et des sabots, elles s’exposent à une grêle de plomb pour défendre leur rue. On voit également un carrosse perché en haut de la barricade, les roues en l’air. Il apparaît comme le symbole de la turbulence et de l’élan qui animent la silhouette même de toute barricade. Notons que cette nature secrète se manifestait parfois au grand jour : ainsi, vers la fin du siècle dernier, on signale quelques apparitions de barricades surnommées « mobiles », qui glissaient le long de la chaussée, telle une roue sur un rail.