Выбрать главу

Mais trêve de souvenirs, amie dont nous fêtons l’anniversaire. Ici, sous mon coude gauche, se serrent mon cœur et ma serviette. Le cœur voudrait bien rester, mais la serviette rappelle au devoir : en avant !

23 février. Encore un anniversaire. Celui de l’armée Rouge… Vers dix heures du soir, après la première de Souvorov, je me dirige vers ma petite rue. Clair de lune et réverbération du ciel : la marche est facile. Près du carrefour, silhouettes noires, une lampe à la main et un fusil sur l’épaule. Devant moi, le crissement des pas des passants recroquevillés par le froid. De temps à autre, les phares des voitures s’éveillent pour s’éteindre de nouveau.

Soudain, au loin d’abord, un fracas et un ressac de bruits montant vers la ville. Au même instant, le ciel tout entier est zébré d’éclairs de fusées et piqueté de points dorés de balles traçantes. Aboiements métalliques des canons en furie. Les yeux baissés, les automobiles accélèrent. Les hommes pressent le pas eux aussi. Je fais comme tout le monde. Le mur familier de la barricade se dresse devant moi… Je la vois dans l’éclat du combat aérien. Elle est à son poste – là où on lui a ordonné de rester – et pourtant sa carcasse rigide, rayée de reflets obliques de fusées, paraît tout entière animée de légers tremblements nerveux, d’un frémissement d’impatience. Tel un soldat resté sous le couvert de sa batterie qui gronde tentant d’allumer une pipe, ses mains tremblent et les étincelles de sa pierre à briquet tombent à côté du fourneau.

Le combat.

Pourtant, il n’y a pas eu d’alerte.

La terre et le ciel semblent unir leurs efforts pour réveiller la voix de l’annonciateur d’alertes, mais elle dort, lovée dans le nid noir du haut-parleur. Moi non plus, je ne me suis pas alarmé. Mes nerfs sont déjà en deuxième année à l’école du calme. La peur se laisse aller à la paresse ; elle s’engourdit.

Petit à petit, éparpillant ses pétales jaunes et bleus, le jardin de fusées s’éteint et se tait. Seule reste la lune pistache au-dessus des toits. Son disque rond semble ébréché d’un côté… touché par un éclat d’obus ?

Il n’y eut pas d’alerte cette nuit-là.

2 mars. « Mars montre le bout de son nez. » Oui, comme mon pince-nez enfourche mon nez, je sens les griffes des pattes glacées du froid descendre vers le bout de cet appendice. Sur le calendrier mural, les cases qui restent jusqu’aux beaux jours ont été comptées, les chiffres passés sont morts et enterrés sous les petites croix au crayon, le cœur s’élance tous les matins à l’orée de l’hiver et chante les chansons du printemps – mais le printemps tarde à venir. Combien de temps encore ?

J’ai parfois la sensation que le corps a utilisé ses dernières réserves de chaleur. Effleurées par les doigts, les côtes jaillissent comme les rails et les pieux sur notre barricade. L’homme est devenu osseux, raide et rétif. Comme la barricade. Cette pensée rend nos rencontres plus fréquentes. Nous pouvons nous taire ensemble, la barricade et moi – carcasse contre carcasse. Récalcitrantes.

Quant à la maisonnette blottie contre son flanc, elle jette par ses trois fenêtres un regard différent sur notre rue. Déjà en octobre, elle a été grièvement blessée par une bombe incendiaire et a perdu le porche, le toit et l’une des fenêtres ; le mur intérieur qui séparait les pièces est devenu mur extérieur. Et pourtant, la vie derrière les fenêtres épargnées ne s’éteint pas, bien que la lumière s’évanouisse avec chaque crépuscule.

Malgré la gravité de la blessure, la guérison est allée bon train. Vers décembre, la maisonnette s’était déjà remise des brûlures et autres calamités tombées du ciel. La malade a été visitée : d’abord, par un esculape-architecte qui lui a prescrit deux tonnes de médicaments ; puis, par des menuisiers-orthopédistes et des peintres-masseurs, et enfin, par des oculistes-vitriers qui lui ont posé des yeux neufs.

La voilà donc comme si de rien n’était, une joyeuse petite maison trapue dont la cheminée en brique lance des panaches de fumée. Comment ne pas penser à la devinette : « Le père-poêle et la mère-cheminée s’affairent pendant que leur fille se pavane dans l’air. » À travers le treillis de papiers collés sur les vitres, on aperçoit l’angle doré du cadre d’un tableau, les battants du buffet, et les contours imprécis d’autres objets. Sur l’appui de la troisième fenêtre, les ovales verts des feuilles de ficus.

Protégeant de son corps la maisonnette qui en a réchappé de justesse, la barricade s’est dressée entre elle et la mort : tu peux toujours courir – tu ne nous auras pas, la maison aux trois yeux vivra, et l’homme qui habite la maison vivra, et la plante que soigne l’homme qui habite la maison vivra.

15 mars. La barricade est un bon tremplin pour une imagination de la veine d’Andersen. Ce conteur pour enfants aimait inventer des dialogues entre les choses : conversation d’un vieux ballon percé avec une gouttière ; d’un brave petit soldat de plomb avec une poupée de chiffon ; d’un parapluie avec un soulier éculé. Ces choses ont parcouru un long chemin ; la vie les a usées, mais elles ont acquis de l’expérience ; il suffit de leur offrir ne serait-ce qu’un brin d’âme pour qu’elles trouvent des sujets de conversation et des souvenirs communs. Seule l’habileté de l’auteur peut arranger une rencontre entre les choses habituellement séparées, mais qui se trouvent réunies par les caprices du sort.

La barricade est un agglomérat d’objets disparates réunis par la volonté de la guerre. Le fil de fer, habitant de l’air, et le rail s’accrochant ferme à la terre sont devenus très proches voisins : comment ne se raconteraient-ils pas leurs expériences ? Un sac qui se destinait à transporter le blé a été contraint à avaler du sable et de la boue : comment ne se plaindrait-il pas de sa malchance ? Cette poutre… ou encore, ce fil barbelé roulé en boule comme un hérisson…

Dans quelques semaines ou quelques mois, on démontera la barricade, et tous les éléments qui la composent retourneront à leur place et à leur fonction, mais, au fond de moi, un écheveau de contes et de fables s’enroule déjà autour de ces objets pacifiques regroupés dans un but non pacifique pour défendre leur rue. Il s’agira de simples contes pour enfants. J’écrirai mon recueil… ou peut-être ne l’écrirai-je pas. Il reste beaucoup de thèmes mais pas assez de vie. Passons.

29 mars. Il est arrivé quelque chose d’étrange aujourd’hui. La maisonnette aux trois yeux s’est détachée de la barricade – je l’ai cru pendant quelques secondes. Une fente étroite d’à peu près quinze centimètres s’était formée… Je veux dire, bien sûr, qu’on l’avait faite.

Je me suis arrêté pour examiner cette brèche basse (la poutre supérieure appuyée contre la maison était restée sur place). Un gamin d’environ huit ans, sa luge attachée à une ficelle, s’est engouffré dans la fente et s’est faufilé de l’autre côté de la barricade – mais sa luge est restée coincée. Le gamin a rebroussé chemin et pris le passage par la cour, tirant sa luge derrière lui. Je lui ai emboîté le pas.

4 avril. Moi aussi, j’ai réussi aujourd’hui à me glisser – en m’aplatissant contre le mur, il est vrai – entre la maisonnette et la barricade. Quelques personnes se sont approchées du passage pour suivre mon exemple. Laissant derrière moi la barricade, je me suis éloigné un peu et me suis retourné. Une sorte de file d’attente s’était formée auprès de l’étroite ouverture.