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7 avril. La neige est lourde d’humidité. Ça et là, sous la pression du pied, la glace laisse transparaître l’eau. Des glaçons pointus comme des piques pendent encore des toits. De temps en temps, l’un d’entre eux tombe et se brise en mille éclats avec un tintement de verre.

À présent, des hommes aux épaules chargées de ballots passent aisément par l’ouverture de la barricade. Une plate-forme improvisée recouvre la glaise du passage.

Pour moi, il ne s’agit pas d’une simple planche posée sur des briques enfoncées dans la boue. Non, il s’agit d’une passerelle qui aide mes pensées à passer de ce premier cahier d’essais vers le suivant…

1941

Revue de Presse

La contre-bibliothèque de Chonic’art

Ils ne sont jamais cités dans les classements d’incontournables et ne figurent pas dans le « dernier inventaire » de Beigbeder, mais ce sont des chefs-d’œuvre quand même. La contre-bibliothèque idéale de Chronic’art, avec ce mois-ci… Sigismund Krzyzanowski.

Nombre d’écrivains furent publiés puis oubliés. Krzyzanowski, lui, est tombé dans l’oubli avant même d’être publié, presque aucune de ses 3 000 pages n’étant paru de son vivant. Au lieu de se lamenter sur sa détresse à Moscou, ville qui le censura mais qu’il ne quittera jamais, jusqu’à sa mort en 1950, il a puisé dans sa mise sous silence des fables aussi truculentes qu’émouvantes. On trouve ainsi chez Verdier (sans qui personne ne pourrait le lire en France) Le Club des tueurs de lettres, texte dans lequel des écrivains prennent un malin plaisir à détruire les récits dont ils ont à peine eu le temps d’accoucher. C’est dire si l’effacement des signes hante l’ouvre de cet inlassable arpenteur moscovite. Ses seuls bagages : une carte de la ville, des études de droit et de solides lectures russes. Mais en même temps, on le sent également affamé de contes à la Andersen, de linguistique, d’arithmétique. Dans Estampillé Moscou, le meilleur de ses cinq récits disponibles en français aujourd’hui, chiffres et lettres s’animent sous une plume soucieuse de n’écrire que sur ce qui a été rayé, et pour ceux qui ont été rayés ». Rayés de la carte mais pas de sa mémoire, remparts et incendies de la vieille Moscou livrent ainsi leurs secrets dans la première partie, constituée de lettres écrites après la Révolution russe. Une Révolution abordée sous l’angle pointilliste de l’individu, du détail pioché dans la rue ou au creux des pancartes urbaines, dont il révèle toutes les significations cachées. Puis la Révolution passe : « L’accélération qu’elle a imprimée au quotidien a détruit le quotidien ». Sans nostalgie mais avec un redoutable sens de l’observation, il dresse à travers une galerie d’anonymes le portrait de Moscou durant la première année de la guerre ». Tout est là : le conteur lorgnant habituellement sur le fantastique s’y révèle d’un réalisme décisif, car toujours perçu à l’aune de ce qui anime le langage. Aussi proche en cela de Grime que de Borges, il cause aux barricades, joue des paraboles et rend hommage à sa ville, « ronde comme un tampon, qui s’élargit avec le temps en prenant des couleurs différentes : non, elle ne m’échappera pas. Je vais la prendre aux tenailles ».

Morgan Boedec

Chronic’art,

déc. 2006/jan. 2007

« Un génie proclamé et un génie négligé »

[…] Une littérature inventive

Les éditions Verdier continuent à nous faire découvrir Sigismund Krzyzanowski et une ligne de gratitude n’est pas ici de trop.

Estampillé Moscou est un ensemble de récits écrits entre 1924 et 1942. Seuls les récits des années vingt ont été publiés. Ils témoignent de cette littérature inventive de la NEP dont la richesse n’a pas même été égalée sous les bouleversements récents : comme quoi la liberté politique ne recouvre pas la liberté intérieure.

Le texte qui donne son titre à tout le livre est, sous la forme d’une correspondance, une promenade horizontale et verticale dans Moscou. Horizontale avec le Moscou de la NEP, le Moscou contemporain de Krzyzanowski. Verticale à travers l’histoire de la capitale. Promenade donc topographique et historique dans « la ville des images », opposée à Saint-Pétersbourg « la ville des idées ».

Moscou des années vingt, c’est-à-dire de la diversité, des contrastes et des discordes :

« Quand je passe devant le pavillon jaune pâle portant l’inscription TSK RKP (b) (Comité Central du Parti Communiste russe des Bolcheviks), puis, une demi-heure plus tard, devant le clocher incliné de l’église des Neuf-Martyrs-aux-choux, à côté du Pont-Bossu, je ne puis m’empêcher de chercher désespérément leur dénominateur commun. »

Moscou en apparence désordonné :

« Où qu’il se pose, le regard trouve en rangs serrés : une tour de sept étages, derrière elle une petite isba à trois fenêtres et, juste à côté, un hôtel biscornu à péristyle ; à dix pas des colonnes, un marché ; un peu plus loin, un urinoir souillé », etc.

« … malgré tous les oukazes de Pierre le Grand sur la construction en lignes, les lignes se sont aussitôt dispersées en un écheveau de ruelles, d’impasses aveugles, de passages et de méandres, et n’ont jamais fait plus de cent pas. »

Ainsi Krzyzanowski, en familier lit Moscou, et suit une intuition qui a pris le relais des instructions et de la logique. Le Kremlin, l’Arbat, Kitaï-Gorod (quartier des marchands), les enseignes, banderoles, slogans, clochers… Insensiblement nous sortons « du monde des ombres – vers le monde du romanesque et du fantastique », conduits dans une sorte d’irréel de la réalité. Mieux : conduits par le visible d’un invisible décelé.

Sans jamais perdre le contact des choses ni celui d’une réalité sociale et historique, Krzyzanowski recherche « le conditionnel pur, le libre jeu de l’imagination si chers à Alexandre Grine. » Mais là où il s’applique à examiner, étudier, détailler et respecter le réel, Grine le métamorphose carrément. Le traitement que fait subir Grine à Pétersbourg (un tourbillon verbal visionnaire), n’est rien moins que contraire à la marche plus méticuleuse et raisonnée, plus attentive et alphabétique, de Krzyzanowski dans Moscou. Dans les deux cas l’étrange et le fantastique se retrouvent au rendez-vous. Avec moins de violence chez Krzyzanowski.

On songe parfois à la prose de Mandelstam : les raccourcis, les formules inopinées, toute une façon d’écrire qui nous prend de court, mais sans fièvre.

Un réalisme plus sage et peu ordinaire

Les récits Moscou durant la première année de guerre, écrits de juin 1941 à avril 1942, sont d’un réalisme plus sage. L’explosion créatrice de la NEP s’est effacée. Elle n’est plus là pour accompagner, étayer, justifier le travail de Krzyzanowski. Entre-temps le réalisme socialiste s’est imposé.

Pour autant, Krzyzanowski n’a pas renoncé à sa perception particulière – encore qu’atténuée – des choses qu’il aborde toujours, dans tel ou tel détail, sous l’angle de l’inattendu.

Ce sont des instantanés, des photographies (on revient à « la ville des images ») de moments, situations, dispositions d’objets, loin de la littérature de combat et d’héroïsme, qui nous introduisent au cœur du quotidien de la capitale quasi assiégée. Inattendu des choses (par exemple l’étude d’une barricade de défense et de ses incidences, ses métamorphoses) et des personnages, de ces héros de quelques pages, sinon de quelques lignes, et de quelques instants, qu’à ce Krzyzanowski choisit en marge de la société soviétique d’alors et qu’on sent parfois en opposition sourde avec elle (cf. « le philosophe »).