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J’aime tant ces petits clochers à chapiteau aux confins de la ville, ces vieilles églises de bois, comme celle que l’on trouve à la Cabane-au-Foin, ou l’émouvante architecture de Notre-Dame-des-Louanges dans le faubourg du Soulier : toutes sont à l’écart, éloignées de la vie, déjà inexistantes, mais elles tendent encore leurs tourelles ciselées vers le vide du ciel. Elles savent tout de même ne pas exister avec plus de force que tout cet « existant » qui les entoure et les repousse.

Ce que je préfère, c’est le térémok15 Kroutitski avec son toit bombé. Il n’est pas très facile d’accès. Auprès des remparts du Collège Impérial, dans le lacis des ruelles Kroutitski, des Grands et des Petits-Maçons, sur une hauteur, dans une étroite impasse, au-dessus d’une double voûte, il semble flotter dans l’air – fragile, recouvert de carreaux de faïence aux arabesques pâlies et d’un antique vernis craquelé. À gauche, sur le mur renflé, on voit les restes des balustrades aux boules blanches ; elles bordaient jadis les passerelles couvertes reliant le térémok Kroutitski à l’église aux cinq coupoles consacrée à l’Assomption.

Je ne me lasserai jamais d’errer parmi les croix et les dalles funéraires des cimetières Donskoï, Danilovski et Lazarevski, cherchant à déchiffrer les vieilles inscriptions voilées par la mousse. Et ce qui m’attire le plus dans la région de Kouskovo, non loin de Moscou, c’est le vieux piédestal de marbre – sur le sentier à gauche du pavillon – portant le mot : Vénus. Aucune Vénus sur le piédestal : la statue a sans doute été détruite depuis longtemps. Seule demeure intacte la courbe délicate d’un pied de marbre. C’est tout ce qui reste ; mais je me rappelle être longtemps demeuré à contempler le néant.

Le territoire du pays des Néants s’étend de jour en jour : le son menu des clochers, qui parfois se mêle au grondement et au fracas de la ville, évoque ce qu’il y a de moins existant au pays de l’inexistant : c’est de Dieu que je parle. Passant devant quelque église, il m’arrive parfois de voir quelqu’un jeter un coup d’œil de droite et de gauche, soulever timidement sa casquette et laisser sa main esquisser un geste furtif du front à la poitrine et aux épaules : c’est ainsi qu’on salue des parents pauvres.

Au numéro 29 de la rue Tverskaïa, où habite aujourd’hui Dolidzé16, vivait jadis Karamzine qui y conçut La Pauvre Lisa. Quant au tramway numéro 28, il conduit ceux qui le souhaitent à la gare de marchandises de Lisino ; à quelques centaines de pas se trouve justement l’étang de Lisa : c’est là – vous vous rappelez – qu’elle mourut.

J’ai pris le tramway numéro 28 et bientôt je fus près d’une mare, tache ronde, noire et puante qui s’enfonçait entre ses bords irréguliers. Voilà l’étang de Lisa. Cinq ou six bicoques de bois montrent leur derrière à l’étang, qu’elles ne cessent de souiller impudemment de leurs immondices. Je tournai les talons et partis : ah non ! vite au pays des Néants !

Neuvième lettre

Cher ami ! Je voulais vous écrire hier, et j’en ai été incapable ; encore à présent, je ne parviens pas à rassembler mes mots. Je savais bien que Moscou est accrocheuse ; mais que moi, elle ait pu m’attraper à l’hameçon – cela, je l’avoue, je ne m’y attendais pas.

Tout s’est passé hier, je dirais d’un seul coup, entre deux et trois heures de l’après-midi. Il m’est souvent arrivé, comme je flânais du côté de la petite rue Ipatievski, de faire le détour pour admirer une vieille église du XVIIe siècle, Notre-Dame-de-Géorgie, dite de Mikitniki. Un haut toit élancé avec ses lunettes cernées de pierre, le regard en éveil ; un petit porche bas orné d’arabesques fantastiques ; la courbe audacieuse du cintre et la pierre finement ciselée des murs. Mais, quel que soit le moment où l’on vient, l’église est fermée. Le porche est désert – personne. Il y a longtemps que je voulais y entrer car je savais qu’elle renferme les œuvres du dernier peintre d’icônes de Moscou, Simon Ouchakov : le polyptyque à douze volets de la Liturgie de la Vierge et l’icône de la Madone à l’arbre (1659 et 1668).

Ayant appris que le bedeau ouvrait l’église à trois heures précises, je me hâtai vers la petite rue Ipatievski. Mais, arrivé rue Tverskaïa, je me trouvai bloqué. J’avais oublié (je lis rarement le journal) que ce jour-là, à cette heure-là, était prévue une des manifestations politiques si fréquentes aujourd’hui à Moscou.

Un flot humain compact et ininterrompu, marchant au son des orchestres qui jouaient tour à tour, me barrait la route. Rien à faire, il fallait attendre.

J’avoue que j’étais dépité. Ce n’était pas la première fois que je croisais des défilés à Moscou et je savais que j’en avais pour un bon moment. Je sortis ma montre ; l’aiguille des minutes avançait d’un pas régulier : j’allais encore être en retard. Mais que faire ! Le temps passait, et la foule ne cessait d’affluer. Je n’aime pas la foule, et j’avais de plus en plus de mal à supporter le bruit de ces centaines, de ces milliers de pas. Je me mis à regarder par-dessus les têtes mais, là encore, je découvris toute une vie éclatante, une et indivisible. Alignées sur les banderoles, des centaines et des milliers de lettres marchaient sur moi en rangs dorés. Vous vous rappelez que je vous ai déjà parlé de l’alphabet en folie, du chaos des lettres qui assaillent les murs et les panneaux d’affichage de Moscou. Cette fois, ce n’était pas du tout la même chose : c’était une vague de lettres au rythme régulier et imperturbable, un cortège triomphal de signes typographiques qui, conscients de la force qui les habitait, ne cessaient d’avancer au-dessus de la foule, telle une armée au-dessus d’une autre armée.

Je regardai à ma hauteur, et c’est alors seulement que je vis les visages. Certains étaient vieux, d’autres juvéniles, mais étrangement, malgré les différences d’âge, le regard des uns et des autres portait le même monde jeune – mieux : la jeunesse du monde. Mes oreilles bourdonnaient, je ne pouvais distinguer les mots, c’est à peine si je lisais les slogans en lettres d’or sur fond rouge, mais alors je compris l’essentiel. Oui, j’avais compris.

Cependant les rangs s’éclaircissaient, le dernier orchestre – six trompettes et un tambour – clama je ne sais quoi dans sa langue de cuivre. La voie était libre.

Je repris ma route machinalement. Mais lorsque le vieux gardien m’ouvrit la porte de l’église en faisant tinter les clés, et que les images ocre et or des saints se dessinèrent dans l’ombre et vinrent à ma rencontre, je vis soudain que je n’avais plus besoin de cela. Je glissai une pièce dans les doigts raides et descendis rapidement les marches. Le lourd cadenas claqua sèchement derrière moi.

Oui, c’en est bien fini de tout cela.

Dixième lettre

Au début, c’étaient des hommes que l’on clouait sur les croix : on raconte que parmi eux il arrivait qu’il y eût des dieux. Puis, ayant recouvert d’or le sang des crucifix, on installa les croix au sommet des coupoles. Il fallait alors lever la tête pour les voir. D’abord on le fit, puis on s’en lassa : pas le temps. C’était clair pour tout le monde : ces « plus » de métal n’additionnaient rien, ils ne savaient pas unir les vies disparates en une seule. L’amour, brouillé et bâclé à l’origine, le demeura.