Je casse la première ampoule et verse le liquide dans un pot de yaourt vide. Les effluves de pourri ne tardent pas à se faire sentir.
— C’est vraiment à vomir, commente Manon. Il y a quelques années, un cousin a eu une sale période avec ces cochonneries. Il en mettait partout.
— Va planquer ce pot-là derrière la télé.
En quelques minutes, la maison est truffée de récipients contenant le jus nauséabond. L’air devient vite irrespirable. Il ne reste plus qu’à mettre en place les pièces maîtresses pour parfaire le tableau d’un logement hautement insalubre. J’enfile des gants de ménage…
À l’entrée de la cave, mais aussi sous le meuble de l’entrée, dépassant légèrement ou encore pointant leur petit museau au pied de l’évier, j’ai délicatement posé des souris crevées récupérées après dissection. Manon me regarde faire, l’estomac au bord des lèvres.
— Il va falloir tout désinfecter après, se plaint-elle.
Bruit de moteur dans la rue. Manon vérifie discrètement par la fenêtre.
— Ils arrivent ! On monte. Tu connais le chemin…
— Vu ce que ça pue ici, je suis presque contente d’aller m’enfermer avec les parfums de tes parents.
On se retrouve toutes les deux dans le placard du dressing. Il y a plus de place sans Léo mais c’est moins drôle.
Des voix dans l’entrée. Cette fois, c’est un homme qui fait visiter. À peine les gens ont-ils franchi le seuil que l’on entend des exclamations :
— C’est inacceptable ! s’indigne une autre voix d’homme.
Soudain, un cri perçant, féminin, déchirant.
Petite souris numéro un, repose en paix. Bravo, tu ne seras pas morte en vain.
Ils ne sont même pas entrés. On a entendu la porte se refermer brutalement. Manon a attendu quelques secondes en comptant jusqu’à cinq à voix basse puis elle s’est précipitée aux rideaux pour voir les ex-futurs-acheteurs repartir. Cette fois, en grande pro, elle a pris garde que personne ne la voie.
— Génial. Je pense que cette agence-là va aussi rendre son mandat. Il faut que j’appelle mon frère pour lui raconter ça.
— Avant, tu as intérêt à ramasser les souris et à aérer. J’espère que ça ne sentira plus quand tes parents vont revenir…
35
C’est du jamais-vu au lycée. Ce matin, on s’est offert une arrivée digne des plus grandes vedettes de cinéma. Léa est de retour. Sa mère nous a déposées. On n’avait pas fait trois mètres à pied que déjà certains l’interpellaient joyeusement.
Dans le hall, je lui ouvre la voie comme un garde du corps. On se fraye un chemin pour tenter de rallier notre coin. Ceux qui ont entendu parler de son histoire réagissent à sa réapparition et alertent ceux qui ne la connaissent pas. La foule attire la foule. Comme un cortège royal, nous fendons le public pendant que Léa salue au hasard avec un sourire incrédule. Les commentaires vont bon train : elle est donc ressuscitée, ses cheveux ont repoussé et la greffe de ses jambes artificielles bioniques a parfaitement réussi. Tant de miracles valent bien une émeute.
D’instinct, notre classe forme une sorte de bouclier humain autour d’elle, un cordon de sécurité qui a surtout pour ambition de ne partager avec personne le privilège que nous avons de la retrouver et de l’entendre raconter son calvaire. Axel se tient derrière elle, très protecteur. Tout le monde la presse de questions, ça rigole, ça vanne. Emportée par la bonne humeur du moment, l’espace d’un instant, j’arrive même à croire que le cauchemar est terminé, que sa maladie est vaincue et que tout est redevenu comme avant. Notre vie et rien d’autre.
Sa présence galvanise notre groupe, mais pas uniquement. Dans la classe, même ceux qui ne sont pas spécialement proches d’elle semblent bénéficier des bienfaits de sa présence. Tout le monde aime les histoires qui finissent bien. Du coup, la première heure de cours est pour le moins dissipée… Mme Holm a salué son retour :
— Bien contente de te retrouver, Léa. Comment te sens-tu ?
— Mieux, merci madame.
— Pendant ton absence, je ne sais pas si tes camarades ont été perturbés ou si c’est un effet prématuré du printemps, mais ils ont fait n’importe quoi.
Elle sort un paquet de copies de sa sacoche et les brandit.
— C’est du nifnaf ! s’énerve-t-elle tout à coup.
« Nifnaf », dans la langue de Mme Holm, ça veut dire « ni fait, ni à faire ». Elle a deux ou trois expressions du même genre, très parlantes. J’ai toujours trouvé que « nifnaf » était un mot trop mignon pour qualifier des ratages. On dirait plutôt le nom d’un petit animal tout chou, un peu comme les souris du labo — mais encore en vie —, qui se cache dans les buissons et pousse d’adorables petits couinements quand il est content. Pour le dictionnaire, je propose cette définition : « Nifnaf : nom masculin, mammifère de petite taille de la famille des rongeurs qui chante à la tombée de la nuit, laisse caresser son ventre tout doux par les enfants sages et se reproduit derrière les radiateurs à la mi-septembre. » Mais non, c’est pas ça, nifnaf, et Mme Holm n’a pas l’air contente du tout. Elle parle du contrôle surprise sur les activités réflexes du corps humain :
— Quand je vous demande de citer des exemples de réflexes atypiques, j’ose espérer que vous allez vous appuyer sur le cours et pas sur des âneries entendues je ne sais où. Parfois, on ne dirait pas que vous êtes en terminale ! Alors non, Julien, quand on te tape juste sous le genou avec un petit marteau, le réflexe n’est pas de mettre une baffe. Non, Hugo, baver en voyant une jolie fille n’est pas un réflexe et, pour l’amour du ciel, Inès, le fait que les pendus aient leur « petit robinet » tout dur par temps d’orage ne relève pas du réflexe puisqu’ils sont morts ! Et les garçons n’ont pas de petits robinets mais des pénis !
Vu la façon dont elle a hurlé, tout le bâtiment est maintenant au courant de ce qu’ont les garçons. Malgré des notes minables, nous sommes tous très contents.
Pendant le repas du midi, tout le monde n’en a que pour Léa, et c’est bien normal. Puisque chacun est aux petits soins pour elle, j’en profite pour aller récupérer le cahier de textes oublié en salle de maths. En sortant du réfectoire, je tombe sur Eva, en embuscade derrière la porte. Cachée, elle surveille quelqu’un. C’est une fille très franche et ce genre de plan n’est pas du tout son genre.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu espionnes ?
— Ne reste pas en vue, tu vas me griller.
D’un geste vif, elle m’attire derrière elle.
— Un problème avec quelqu’un ?
— Pas pour le moment, mais je redoute le pire…
Elle me désigne une table à laquelle un garçon et une fille, certainement des secondes, déjeunent ensemble.
— Mais c’est ta sœur…
— Exact, et le petit play-boy qui lui fait les yeux doux a déjà essayé de coucher avec huit filles depuis le début de l’année. D’après ce que j’ai compris, il a d’ailleurs réussi avec deux, qui ne s’en sont toujours pas remises. J’ai pas envie qu’il se fasse les dents et le reste sur Lola.
C’est vrai qu’il n’y a pas besoin de les observer longtemps pour constater que le garçon en fait des tonnes. Il parle avec les mains, roule des épaules, lance des regards de velours à Lola en la faisant rire. Les pigeons font ce genre de truc à la saison des amours. Il ne lui manque que les plumes. Je dois admettre que, pour un petit de seconde, il sort le grand jeu. Sur ce point-là aussi, on change vite. Deux ans plus vieux, les garçons sont déjà beaucoup plus fins, beaucoup plus « subtils » dans leurs tentatives de séduction — et ça laisse encore pas mal de marge avant l’élégance… Le comportement de ce jeune mâle ferait hurler de rire n’importe quelle fille de terminale alors que son show à deux balles semble très bien fonctionner sur la petite sœur d’Eva… Comme nous toutes, elle apprendra à repérer et à se méfier de cette sorte d’énergumène, mais en attendant, si le jeune homme est aussi obsédé que ça, je comprends l’inquiétude de ma camarade.