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Quand la leçon fut finie, M. Ferne se mit à chercher fébrilement dans la liasse de feuilles en équilibre sur le piano. Il en tira une qu’il tendit à Esther :

« Il faut que tu apprennes à lire les notes. Quand tu sauras, tu reviendras me voir. »

Depuis ce jour, Esther revenait dès qu’elle pouvait, les après-midi. Elle poussait la grille de la villa, elle entrait sans faire de bruit dans la cuisine, pendant que M. Ferne jouait. À un moment, sans tourner la tête, il savait qu’elle était là. Il disait : « Entre, assieds-toi. »

Esther s’asseyait à côté de lui sur le banc, et elle regardait les longues mains qui couraient sur le clavier comme si c’étaient elles qui fabriquaient les notes. Cela durait si longtemps qu’elle oubliait tout, même l’endroit où elle était. M. Ferne lui montrait comment faire glisser ses doigts sur les touches. Sur du papier blanc, il avait écrit les notes, il voulait qu’elle les chante en même temps qu’elle les jouait. Ses yeux brillaient, sa barbiche de chèvre s’agitait. « Tu as une jolie voix, mais je ne sais pas si tu pourras vraiment jouer du piano. » Quand elle se trompait, il se mettait en colère. « C’est fini pour aujourd’hui, va-t’en, laisse-moi tranquille ! » Mais il la retenait par le bras, et pour elle il jouait une sonate de Mozart, ce qu’il préférait.

Quand Esther sortait dans la rue, elle était éblouie par le soleil et par le silence, il lui fallait quelques secondes pour retrouver son chemin.

La fin de l’après-midi, Esther voyait M. Ferne sur la place du village. Les gens venaient le saluer, mais il parlait de tout sauf de musique. C’étaient les gens riches qui habitaient les chalets, de l’autre côté du torrent, au milieu des jardins plantés de grands châtaigniers. Le père d’Esther ne les aimait pas trop, mais il n’acceptait pas qu’on dise du mal d’eux, parce qu’ils aidaient les pauvres qui venaient de Russie ou de Pologne. M. Ferne saluait tout le monde cérémonieusement, il échangeait quelques mots avec chacun, puis il retournait dans sa maison délabrée.

Vers le soir, la place s’animait, les gens arrivaient de toutes les rues de Saint-Martin, les gens fortunés des villas et les pauvres qui vivaient dans des chambres d’hôtel, les fermiers revenus de guerre, les villageoises en tablier, les jeunes filles qui se promenaient trois par trois sous le regard des carabiniers et des soldats italiens, les diamantaires, les tailleurs, les fourreurs venus du nord de l’Europe. Les enfants couraient à travers la place, ils s’amusaient à bousculer les filles, ou bien ils jouaient à cache-cache derrière les arbres. Esther restait assise sur le petit mur qui longeait la place, elle regardait tous les gens. Elle écoutait le bruit des voix, les appels. Les cris des enfants éclataient tout d’un coup comme des clameurs d’oiseaux.

Puis le soleil se cachait derrière la montagne, il y avait une sorte de brume laiteuse qui estompait le village. La place était envahie par l’ombre. Tout paraissait étrange, lointain. Esther pensait à son père, qui marchait dans les hautes herbes, quelque part dans la montagne, au retour de ses rendez-vous. Elizabeth ne venait jamais sur la place, elle attendait chez elle, en tricotant avec des bouts de laine, pour tromper son inquiétude. Esther n’arrivait pas à comprendre ce que tout cela signifiait, ces hommes et ces femmes, tellement différents, parlant toutes ces langues, venant de toutes les régions du monde sur cette place. Elle regardait les vieux Juifs vêtus de leurs longs manteaux noirs, les femmes du pays, avec leurs vêtements usés par les travaux des champs, et ces jeunes filles qui tournaient autour de la fontaine dans leurs robes claires.

Quand la lumière avait disparu, la place se vidait lentement. Chacun retournait chez soi, les voix s’éteignaient les unes après les autres. On entendait le glouglou de la fontaine, et les cris des enfants qui se poursuivaient à travers les rues. Elizabeth arrivait sur la place. Elle prenait Esther par la main, et ensemble elles descendaient vers le petit appartement obscur. Elles marchaient au même rythme, leurs pas résonnaient à l’unisson dans la rue. Esther aimait cela. Elle serrait bien fort la main de sa mère, c’était comme si elles avaient toutes les deux treize ans, et toute la vie devant elles.

Tristan se souvenait toujours des mains de sa mère jouant sur le piano noir, l’après-midi, quand tout semblait dormir alentour. Dans le salon, il y avait parfois des invités, il entendait les voix, les rires des amies de sa mère. Tristan ne savait plus leurs noms. Il ne voyait que le mouvement des mains sur les touches du piano, et la musique s’échappait. C’était il y avait très longtemps. Il ne savait pas quand elle lui avait dit le nom de cette musique, La Cathédrale engloutie, avec le bruit des cloches qui résonne au fond de la mer. C’était à Cannes, dans un autre temps, dans un autre monde. Alors il voulait retourner à cette vie, comme dans un rêve. La musique du piano grandissait, emplissait la petite chambre de l’hôtel, s’échappait dans les couloirs, gagnait chaque étage. Elle résonnait fort dans le silence de la nuit. Tristan sentait son cœur palpiter au rythme de la musique, et tout d’un coup il sortait de son rêve, effrayé, le dos trempé de sueur, il se redressait dans son lit pour écouter, pour être sûr que personne d’autre n’avait entendu la musique. Il écoutait le souffle calme de sa mère endormie, et de l’autre côté des volets, le bruit de l’eau dans le bassin de la fontaine.

Ils habitaient au premier étage de l’hôtel Victoria, une petite chambre avec un balcon donnant sur la place. Les étages étaient tous occupés par des familles pauvres, que les Italiens avaient assignées à résidence, et il y avait tant de monde que dans la journée l’hôtel bourdonnait comme une ruche.

Quand Mme O’Rourke était arrivée à Saint-Martin par l’autocar, Tristan était un garçon de douze ans solitaire, timide. Ses cheveux blonds et raides étaient coupés autour de sa tête, « au bol », il portait de curieux habits anglais, un short de flanelle grise trop long, des chaussettes de laine, de drôles de gilets. Tout en lui était étranger. À Cannes, ils avaient vécu dans le cercle fermé des Anglais en villégiature, que la guerre avait encore restreint. La guerre avait éclaté, et le père de Tristan, qui était commerçant en Afrique équatoriale, s’était engagé dans les forces armées coloniales. Depuis, on ne savait plus rien de lui. Tristan avait cessé d’aller à l’école, et c’était sa mère qui lui avait donné des leçons. Aussi, quand ils étaient arrivés dans la montagne, Mme O’Rourke n’avait pas voulu inscrire son fils à l’école de M. Seligman. Le premier souvenir qu’Esther avait de lui, c’était sa silhouette, dans ses habits bizarres, tandis qu’il restait devant la porte de l’hôtel à regarder passer les enfants qui allaient à l’école.

Mme O’Rourke était belle. Ses longues robes et ses grands chapeaux contrastaient avec le sérieux de son visage, l’expression un peu mélancolique de son regard. Elle parlait un français très pur, sans accent, et on disait qu’elle était vraiment italienne. On disait qu’elle était une espionne au service des carabiniers, ou qu’elle était une criminelle qui se cachait. C’étaient surtout les filles qui racontaient des histoires à voix basse. C’était comme quand elles parlaient de Rachel, qui allait voir en cachette le capitaine des carabiniers.

Alors, au début, Tristan ne voulait pas se mêler aux autres enfants. Il se promenait tout seul dans le village ou bien, quelquefois, il allait dans les champs, il descendait la pente jusqu’à la rivière. Quand il y avait d’autres enfants, il remontait, sans se retourner. Peut-être qu’il avait peur d’eux. Il voulait montrer qu’il n’avait besoin de personne.