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Esther restait assise sur le talus, à regarder les champs pelés. Elle ne comprenait pas pourquoi elle ressentait cette tristesse, cette colère, avec le ciel si bleu et le soleil qui brûlait au-dessus des chaumes. Gasparini venait s’asseoir à côté d’elle. Ils ne se parlaient pas. Ils regardaient les moissonneurs avancer le long des restanques. Gasparini avait une poignée d’épis, et ils croquaient les grains de blé, savourant longuement le doux-amer. À présent, Gasparini ne parlait plus jamais de la guerre, ni des Juifs. Il avait l’air tendu, inquiet. C’était un garçon de quinze ou seize ans, mais déjà large et fort comme un homme, avec des joues qui rougissaient facilement comme celles des filles. Esther se sentait très différente de lui, mais elle l’aimait bien quand même. Quand ses camarades passaient sur la route, le long des champs, ils lui criaient des lazzis, et lui les regardait avec colère, il se relevait à moitié, comme s’il voulait se battre.

Un jour, Gasparini est venu chercher Esther chez elle, tôt le matin. Il a descendu le petit escalier en contrebas de la rue, il a frappé à la porte. C’est la mère d’Esther qui a ouvert la porte. Elle l’a regardé un instant sans comprendre, puis elle l’a reconnu, et elle l’a fait entrer dans la cuisine. C’était la première fois qu’il entrait chez Esther. Il a regardé autour de lui, la pièce étroite et sombre, la table en bois et les bancs, le poêle en fonte, les casseroles en équilibre sur une planche. Quand Esther est arrivée, elle a failli éclater de rire en le voyant si penaud devant la table, le regard fixé sur la toile cirée. De temps en temps, il chassait les mouches d’un revers de sa main.

Elizabeth a apporté la bouteille de jus de cerise qu’elle avait préparé au printemps. Gasparini a bu le verre de jus, puis il a sorti un mouchoir de sa poche pour s’essuyer la bouche. Le silence, dans la cuisine, faisait durer encore plus le temps. À la fin, il s’est décidé à parler, d’une voix un peu enrouée. « Je voulais demander la permission d’emmener Hélène à l’église, vendredi, pour la fête. » Il regardait Esther debout devant lui, comme si elle pouvait l’aider. « Quelle fête ? » a demandé Elizabeth. « C’est la fête de la Madone, vendredi », a expliqué Gasparini. « La Madone doit retourner dans la montagne, elle va quitter l’église. » Elizabeth s’est tournée vers sa fille : « Eh bien ? C’est à toi de décider, je suppose ? » Esther dit avec sérieux : « Si mes parents sont d’accord, j’irai. » Elizabeth a dit : « Je te donne la permission, mais il faudra demander aussi à ton père. »

La cérémonie a eu lieu le vendredi, comme prévu. Les carabiniers avaient donné l’autorisation et, dès le matin, les gens ont commencé à arriver sur la petite place, devant l’église. Dans l’église, les enfants ont allumé des cierges et accroché des bouquets de fleurs. Il y avait surtout des femmes et des hommes âgés, parce que la plupart des hommes étaient prisonniers, et n’étaient pas revenus de la guerre. Mais les jeunes filles sont venues avec leurs robes d’été, décolletées, et jambes nues, les pieds chaussés d’espadrilles, avec seulement un châle sur les cheveux. Gasparini est venu chercher Esther. Il portait un complet à culotte de golf gris clair, qui appartenait à son frère aîné, et qu’il n’avait mis que le jour de sa communion solennelle. C’était la première fois qu’il mettait une cravate, en tissu rouge lie-de-vin. La mère d’Esther a eu un sourire un peu moqueur pour le jeune paysan endimanché, mais Esther l’a regardée avec reproche. Le père d’Esther a serré la main de Gasparini en lui disant quelques mots aimables. Gasparini était très impressionné par la haute taille du père d’Esther, et parce qu’il était professeur. Quand Esther avait demandé l’autorisation à son père, il avait dit sans hésiter : « Oui, c’est important que tu ailles à cette fête. » Il avait dit cela d’un air si sérieux qu’Esther en avait été intriguée.

Maintenant, en voyant l’église pleine de monde, elle comprenait pourquoi c’était si important. Les gens étaient venus de tous les côtés, même des fermes isolées de la montagne, des bergeries du Boréon, ou de Mollières. Sur la grand-place, devant l’hôtel Terminus surmonté du drapeau italien, les carabiniers et les soldats regardaient passer la foule.

Vers dix heures, la cérémonie a commencé. Le prêtre est entré dans la chapelle, suivi par une partie de la foule. Au milieu, il y avait trois hommes en complet-veston bleu sombre. Gasparini a chuchoté à l’oreille d’Esther : « Regarde, là, c’est mon cousin. » Esther a reconnu le jeune homme qui fauchait les blés dans le champ, près de Roquebillière. « Quand la guerre sera finie, c’est lui qui emmènera la Madone en haut, dans la montagne. » L’église était comble, et les enfants ne pouvaient plus entrer. Ils sont restés sur le parvis de l’église, au soleil, à attendre. Quand la cloche s’est mise à tinter, il y a eu un mouvement dans la foule, et les trois hommes sont apparus, portant la statue. C’était la première fois qu’Esther voyait la statue de la Madone. C’était une petite femme au visage couleur de cire qui tenait dans ses bras un bébé qui avait un curieux regard d’adulte. La statue était vêtue d’un grand manteau en satin bleu qui brillait au soleil. Ses cheveux aussi brillaient, ils étaient noirs et épais comme du crin de cheval. La foule s’est écartée pour laisser passer la statue qui tanguait au-dessus des têtes, et les trois hommes sont retournés vers l’intérieur de l’église. Dans le brouhaha, on entendait le refrain de l’Ave Maria. « Quand la guerre sera finie, mon cousin ira avec les autres, ils emmèneront la statue jusqu’au sanctuaire, dans la montagne. » Gasparini répétait cela avec une sorte d’impatience. Quand la cérémonie a été finie, tout le monde est allé sur la place. Sur la pointe des pieds, Esther a cherché à voir les soldats italiens. Leurs uniformes gris faisaient une drôle de tache, à l’ombre des tilleuls. Mais c’était Rachel qu’Esther voulait voir.

Un peu à l’écart, les vieux Juifs regardaient aussi. On les voyait de loin, à cause de leurs vêtements noirs, de leurs chapeaux, les fichus des femmes, la pâleur de leurs visages. Malgré la chaleur du soleil intermittent, les vieux avaient gardé leurs caftans. Ils regardaient sans se parler, en caressant leurs barbes. Les enfants juifs ne se mêlaient pas à la foule endimanchée. Ils restaient auprès de leurs parents, sans bouger.

Tout d’un coup, Esther a vu Tristan. Il était au bord de la place, avec les enfants juifs. Il ne bougeait pas, il regardait. Son visage avait une drôle d’expression, une grimace figée par le soleil.

Esther a senti le sang affluer sous sa peau. Elle s’est dégagée de la main de Gasparini, elle a marché droit vers Tristan. Son cœur cognait fort, elle croyait que c’était de colère. « Pourquoi tu me regardes toujours ? Pourquoi tu me surveilles ? » Lui a reculé un peu. Ses yeux bleu sombre brillaient, mais il ne répondait rien. « Va-t’en ! Va t’amuser, laisse-moi, tu n’es pas mon frère ! » Esther a entendu la voix de Gasparini qui l’appelait : « Hélène ! Viens, où est-ce que tu vas ? » Le regard de Tristan exprimait une telle anxiété qu’elle s’est arrêtée un instant, sa voix s’est radoucie pour lui dire : « Je reviens, excuse-moi, je ne sais pas pourquoi je t’ai dit ça. » Elle a fendu la foule, tête baissée, sans répondre à Gasparini. Les filles s’écartaient pour la laisser passer. Elle a commencé à descendre la rue du ruisseau, maintenant déserte. Mais elle ne voulait pas rentrer chez elle, elle ne voulait pas avoir à répondre aux questions de sa mère. Loin de la place, elle entendait grandir le bruit des voix humaines, les rires, les appels, et par-dessus tout comme un bourdonnement, la voix du prêtre qui psalmodiait dans l’église, Ave, Ave, Ave Mari-i-ia…