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Vers la fin de l’après-midi, Esther est revenue sur la place. La plupart des gens étaient partis mais, du côté des tilleuls, il y avait un groupe de garçons et de filles. Quand elle s’est approchée, Esther a entendu le bruit de la musique d’accordéon. Au milieu de la place, près de la fontaine, il y avait des femmes qui dansaient entre elles, ou bien avec de très jeunes garçons qui leur arrivaient à l’épaule. Les soldats italiens étaient debout devant l’hôtel, ils fumaient en écoutant la musique.

C’était Rachel qu’Esther cherchait, maintenant. Lentement, elle marchait dans la direction de l’hôtel, le cœur battant. Elle regardait vers la grande salle, et par la porte ouverte elle voyait les soldats et les carabiniers. Sur le piano de M. Ferne, il y avait un gramophone en train de tourner, et ça faisait une musique de mazurka lente et nasillarde. Dehors, les femmes tournaient sur elles-mêmes, leurs visages rouges brillant au soleil. Esther passait devant elles, devant les garçons, devant les carabiniers, elle approchait de la porte de l’hôtel.

Le soleil était très bas dans le ciel, il éclairait en plein la grande salle, par les fenêtres ouvertes sur le jardin. La lumière faisait mal à Esther, lui donnait le vertige. C’était peut-être à cause de ce qu’avait dit son père, que tout devait s’arrêter. Quand Esther est entrée dans la salle, elle a senti un soulagement. Mais son cœur continuait à battre à grands coups dans sa poitrine. Elle a vu Rachel. Elle était avec les soldats emplumés, au centre de la salle dont les tables et les chaises avaient été repoussées contre les murs, et elle dansait avec Mondoloni. Il y avait d’autres femmes dans la salle, mais Rachel était la seule qui dansait. Les autres la regardaient, comme elle virevoltait, avec sa robe claire qui se soulevait et montrait ses jambes minces, et son bras nu posé légèrement sur l’épaule du soldat. Par moments, les carabiniers et les soldats s’arrêtaient devant elle, et Esther devait se mettre sur la pointe des pieds pour la voir. À cause du bruit de la musique, Esther n’entendait pas sa voix, mais il lui semblait percevoir de temps en temps une interjection, un éclat de rire. Jamais Rachel ne lui avait paru aussi belle. Elle avait dû boire déjà passablement, mais elle était de ces gens qui maîtrisent bien leur ivresse. Simplement, elle se tenait très droite, tandis qu’elle tournait et tournait au son de la mazurka, et sa longue chevelure rouge sombre balayait son dos. En vain, Esther cherchait à capter son regard. Son visage mat était renversé en arrière, elle était partie, ailleurs, dans un autre monde, emportée par le bruit de la musique et par la danse. Les soldats et les carabiniers étaient tournés vers elle, ils la regardaient en fumant et en buvant, et Esther croyait entendre leurs rires. Devant la porte, les enfants s’arrêtaient pour chercher à voir, les femmes se penchaient pour distinguer la silhouette claire qui dansait dans la grande salle. Alors les carabiniers se tournaient vers le dehors, ils faisaient des gestes, et tout le monde s’écartait. Dehors, sur la place, les jeunes gens restaient à l’écart, de l’autre côté de la fontaine. Personne ne semblait faire attention. C’est cela qui faisait battre le cœur d’Esther. Elle sentait que ce n’était pas normal, qu’il y avait comme un mensonge quelque part. Les gens faisaient semblant de ne rien voir, mais c’était à Rachel qu’ils pensaient, ils la haïssaient au fond d’eux-mêmes, plus encore que les soldats italiens.

La musique ne cessait pas, avec sa voix nasillarde, les polkas rythmées sur le piano de M. Ferne, la voix étranglée de la clarinette qui s’emberlificotait dans l’air.

Quand Esther a quitté l’hôtel, Gasparini s’est arrêté devant elle. Il avait les yeux brillants de colère. « Viens, on va se promener. » Esther secouait la tête. Elle descendait la ruelle, jusqu’à l’endroit où on voit la vallée. Elle voulait être seule, ne plus entendre la musique, ni les voix. À un moment, Gasparini a pris son poignet, et il l’a attirée vers lui, maladroitement, en la tenant par la taille, comme s’il voulait danser. Son visage était rouge de chaleur, la cravate l’étranglait. Il s’est penché vers Esther, il a cherché à l’embrasser. Esther a senti son odeur, une odeur lourde, qui lui faisait peur et l’attirait en même temps, une odeur d’homme. Elle a commencé à le repousser, d’abord en répétant, « laisse-moi tranquille, laisse-moi ! » puis elle s’est débattue avec rage, elle l’a griffé, et il est resté debout au milieu de la rue, sans comprendre. Autour d’eux les garçons riaient. Alors Tristan a sauté au cou de Gasparini, il cherchait à lui faire une prise, mais il était trop léger, il restait suspendu, ses pieds battant dans le vide, et Gasparini l’a rejeté d’une simple bourrade et l’a envoyé rouler par terre. Il criait : « Espèce de petit merdeux, tu recommences, je te casse la tête ! » Esther s’est mise à courir à travers les rues, le plus vite qu’elle a pu, puis elle est descendue à travers champs jusqu’au torrent. Elle s’est arrêtée de courir, elle a écouté les coups de son cœur dans sa poitrine, dans sa gorge. Même là, auprès de la rivière, elle entendait encore la musique triste et geignarde de la fête, la clarinette qui répétait sans cesse la même phrase sur le disque, tandis que Rachel tournait avec Mondoloni, son visage blanc impassible et lointain comme celui d’une aveugle.

Les nuits étaient noires, à cause du couvre-feu. Alors, il fallait tirer les rideaux devant les fenêtres, boucher tous les interstices avec des chiffons et du carton. Les hommes du maquis arrivaient quelquefois dans l’après-midi. Ils s’installaient dans la cuisine étroite, sur les bancs, autour de la table couverte de toile cirée. Esther les connaissait bien, mais elle ne savait pas leurs noms, pour la plupart. Il y avait ceux du village, ou des environs, qui repartaient avant la nuit. Il y avait ceux qui venaient de loin, de Nice, ou de Cannes, les envoyés d’Ignace Finck, Gutman, Wister, Appel. Il y en avait même qui venaient des maquis italiens. Parmi eux, il y en avait un qu’Esther aimait vraiment bien. C’était un garçon aux cheveux aussi roux que ceux de Rachel, et qu’on appelait Mario. Il venait de l’autre côté des montagnes, là où les paysans et les bergers italiens se battaient contre les fascistes. Quand il venait, il était si fatigué qu’il restait à dormir là, sur des coussins, par terre, dans la cuisine. Il ne parlait pas beaucoup avec les autres du maquis. Il s’amusait plutôt avec Esther. Il lui racontait de drôles d’histoires, moitié en français, moitié en italien, qu’il ponctuait de grands éclats de rire. Il avait de petits yeux d’un vert surprenant, des yeux de serpent, pensait Esther. Quelquefois, quand il avait passé la nuit dans la cuisine, à l’aube il emmenait Esther se promener autour du village, sans se soucier des soldats de l’hôtel Terminus.

Avec lui elle allait jusqu’aux champs d’herbes, au-dessus de la rivière. Ensemble ils entraient dans les hautes herbes, lui devant, et elle le suivant dans le sillage qu’il faisait dans les herbes. C’était lui qui lui avait parlé des vipères, la première fois. Mais il n’avait pas peur d’elles. Il disait qu’il pouvait les apprivoiser, et même les attraper, en les sifflant comme des chiens.

Un matin, il a emmené Esther encore plus loin dans les champs d’herbes, au-delà du confluent des deux torrents. Esther marchait derrière lui, le cœur battant, écoutant Mario qui faisait ses drôles de sifflements, doux et aigus, une musique qu’elle n’avait jamais entendue auparavant. La chaleur du soleil tourbillonnait déjà dans les herbes, et les montagnes, autour de la vallée, ressemblaient à des murailles géantes, d’où naissaient les nuages. Ils ont marché longtemps à travers les herbes, avec les sifflements doux de Mario qui semblaient venir de tous les côtés à la fois, qui donnaient un peu le vertige. Tout d’un coup, Mario s’est arrêté, la main en l’air. Esther est arrivée juste derrière son dos, sans faire de bruit. Mario s’est retourné vers elle. Ses yeux verts brillaient. Dans un souffle, il a dit : « Regarde ! » À travers les herbes, sur la plage de sable et de galets, au bord de la rivière, Esther a vu quelque chose qu’elle n’a pas bien compris. C’était si étrange que son regard ne pouvait plus s’en détacher. Cela ressemblait à une épaisse corde, faite de deux brins torsadés et courts, couleur de feuille morte, et qui brillait au soleil comme si on venait de la sortir de l’eau. Soudain Esther a frissonné : la corde bougeait ! Horrifiée, Esther regardait à travers les herbes les deux vipères enlacées qui glissaient et se tordaient sur la plage. À un moment, leurs têtes se sont détachées, leur mufle court, leurs yeux à la pupille verticale, leurs gueules entrouvertes. Les vipères restaient soudées l’une à l’autre, regardant fixement, comme en extase. Puis leurs corps ont recommencé à se tordre sur la plage, glissant entre les cailloux, formant lentement des anneaux de côté, unis l’un à l’autre par des nœuds qui glissaient de haut en bas, se défaisaient en agitant leurs queues comme des fouets. Elles continuaient à glisser, à rouler, et malgré le fracas de la rivière, Esther croyait entendre le crissement des écailles les unes sur les autres. « Elles se battent ? » a demandé Esther, en faisant un effort pour parler à voix basse. Mario regardait les vipères. Son visage épais était tout entier dans son regard, dans ses deux yeux étroits et fendus comme ceux des serpents. Il s’est retourné vers Esther, il a dit : « Non. Elles s’aiment. » Alors Esther a regardé avec encore plus d’attention les deux vipères unies qui glissaient sur la plage, entre les cailloux, sans s’apercevoir de leur présence. Cela a duré très longtemps, les serpents parfois immobiles et froids comme des morceaux de branches, puis soudain tremblants et fouettant le sol, noués si étroitement qu’on ne voyait plus leurs têtes. À la fin, leurs corps se sont calmés, et leurs têtes sont retombées, chacune de son côté. Esther voyait la pupille fixe, pareille à une meurtrière, et la respiration qui gonflait leurs corps, faisait briller leurs écailles. Très lentement, une des vipères a défait le nœud, elle a glissé au loin, et elle a disparu à travers les herbes, le long de la rivière. Quand l’autre a commencé à ramper, Mario s’est mis à siffler à sa façon étrange, entre ses dents, presque sans ouvrir les lèvres, un sifflement fin, léger, presque inaudible. Le serpent a redressé la tête, et il a regardé fixement Mario et Esther debout devant lui dans les herbes. Sous son regard, Esther a senti son cœur tressaillir. La vipère a hésité un instant, sa tête large formant un angle droit avec son corps dressé. Puis en un clin d’œil, elle a disparu à son tour à travers le champ d’herbes.