Выбрать главу

EUGÈNE ONÉGUINE

(Евгений Онегин)

1825-1832

Traduction d’Ivan Tourgueniev et Louis Viardot parue dans la Revue nationale et étrangère, t. 12 & 13, 1863.

Ce n’est pas à nous qu’il appartient de décider si Pouchkine imitant Byron est supérieur à Pouchkine imitant Shakspeare. Mais nous pouvons constater qu’en Russie le roman-poëme appelé Ievguéni (Eugène) Onéguine passe généralement pour le chef-d’œuvre de son auteur.

Ce roman-poëme fut composé à différentes époques et publié en divers fragments. Ainsi le premier chapitre parut en 1823 et le dernier en 1831. Né au mois de mai 1799, Alexandre Pouchkine avait écrit, en 1820, une Ode à la Liberté. L’empereur Alexandre Ier vit un crime d’État dans cette poésie de collège. Il en condamna le jeune auteur à être enfermé le reste de sa vie, comme un moine prévaricateur, dans le couvent disciplinaire de Solovetsk, situé sur un îlot de la mer Blanche, au delà d’Archangel. L’historien Karamsine, à qui Pouchkine dédia plus tard son drame de Boris Godounoff, prit pitié du jeune poète et le sauva : il obtint que sa réclusion perpétuelle fût commuée en exil. Pouchkine fut d’abord envoyé à Kichenef, en Bessarabie, puis à Odessa, puis à son village de Mikhaïlovskoïé, dans le gouvernement de Pskof, où il resta jusqu’à l’amnistie accordée par l’empereur Nicolas, en 1826, à propos de son couronnement.

Le poëme d’Onéguine se ressent de la diversité des lieux, des époques et des situations où furent composées les différentes parties de l’œuvre. Lorsque Pouchkine en écrit le premier chapitre, presque au sortir des bancs de l’école, il est encore imbu des poésies légères françaises du dix-huitième siècle, très à la mode en Russie depuis la grande Catherine et les petits soupers de l’Ermitage ; mais lorsque, plus tard et confiné dans son village, il étudie avec passion les Allemands et les Anglais, Goethe, Schiller, Shakspeare, Walter Scott et Byron, son poème prend un nouveau caractère, acquiert un nouveau souffle, en même temps que Pouchkine, prenant lui-même de la maturité, acquiert de la force et du goût. (Note des traducteurs.)

Pétri de vanité, il avait encore plus de cette espèce d’orgueil qui fait avouer avec la même indifférence les bonnes comme les mauvaises actions, suite d’un sentiment de supériorité peut-être imaginaire.

(Tiré d’une lettre particulière [1].)

CHAPITRE PREMIER.

I

« Dès qu’il tombe sérieusement malade, mon oncle professe les principes les plus moraux. Il a pu se faire estimer, sans pouvoir inventer rien de mieux. Son exemple est une leçon. Mais, grand Dieu ! quel ennui de rester nuit et jour auprès d’un malade sans le quitter d’un seul pas ! Quelle basse perfidie que d’amuser un moribond ! d’arranger ses coussins, de lui présenter avec recueillement ses remèdes, de pousser de gros soupirs, en même temps que l’on pense à part soi : Quand donc le diable t’emportera-t-il ? »

II

Ainsi se disait, entraîné par des chevaux de poste, dans des flots de poussière, un jeune étourdi que les arrêts de Jupiter destinaient à devenir l’héritier de tous ses parents. Amis de Rouslan et Ludmila[2], permettez que, sans plus de préambule, je vous fasse faire la connaissance du héros de mon roman. Onéguine, mon camarade, est né sur les bords de la Néva, où peut-être aussi vous êtes né, ou bien où vous avez brillé, lecteur. Moi aussi je m’y suis promené, mais le climat du Nord me semble nuisible[3].

III

Ayant servi d’une façon exemplaire, le père d’Onéguine ne vivait que de dettes. Il donnait trois grands bals chaque hiver, et il finit par se ruiner. Mais le destin veillait sur son fils Eugène. Dans son enfance, une madame prit soin de lui ; puis un monsieur la remplaça. Ce monsieur, pauvre abbé français, pour ne point tourmenter l’enfant, lui apprit tout en plaisanterie ; il ne l’ennuyait point d’une morale trop sévère, le grondait doucement de ses fredaines, et le menait promener au Jardin d’Été.

IV

Quand vint pour Onéguine l’époque des orages de la jeunesse, des espérances immodérées et des tendres rêveries, M. l’abbé fut congédié ! Voilà mon Onéguine libre comme l’air. Les cheveux coupés à la dernière mode, habillé comme un dandy de Londres, il fit dans le monde son entrée. Il parlait et écrivait fort bien le français, dansait correctement la mazourka, et saluait avec grâce. Que faut-il de plus ? Le monde décida qu’il était charmant et plein d’esprit.

V

Nous avons tous, par petites bribes, appris fort peu de choses et fort mal, de sorte qu’il n’est pas difficile, grâce à Dieu, de briller chez nous par l’éducation. Onéguine était, de par la décision d’une foule de juges compétents et sévères, un garçon plein de science, mais pédant. Il avait l’heureux talent de tout effleurer dans une conversation ; de garder le silence, avec l’air profond d’un connaisseur, dans une discussion sérieuse, et d’exciter le sourire des dames par un feu roulant d’épigrammes inattendues.

VI

Le latin est passé de mode aujourd’hui. Aussi, à vrai dire, savait-il juste assez de latin pour déchiffrer une épigraphe, pour donner son opinion sur Juvénal, pour mettre Vale à la fin d’une lettre, et, dans les grandes occasions, pour citer, non sans fautes, deux vers de l’Énéide. Il n’avait aucun goût pour fouiller la poussière chronologique des légendes humaines ; mais toutes les anecdotes des temps passés, depuis Romulus jusqu’à nos jours, étaient gravées dans sa mémoire.

VII

N’ayant jamais eu la passion étrange d’user sa vie à la recherche de vains sons, il ne put jamais, malgré tous nos efforts, distinguer un dactyle d’un spondée. Il se moquait d’Homère, de Théocrite ; mais, en revanche, il prisait fort Adam Smith. Il était un profond économiste, c’est-à-dire qu’il savait raisonner sur les causes de la richesse d’un État, et dire comment cet État subsiste, et pourquoi il n’a nul besoin d’or quand il a des produits naturels. Son père ne put jamais le comprendre, et continua à engager ses biens.

VIII

Inutile d’ajouter tout ce que savait encore Onéguine. Mais en quoi il avait un vrai génie, ce qu’il savait mieux que toute autre science, ce qui avait été pour lui, dès sa jeunesse, un travail, un tourment, une jouissance, ce qui occupait du matin au soir sa paresse inquiète, c’était la science de la tendre passion qu’a chantée Ovide, et pour laquelle il dut finir dans les souffrances sa vie brillante et orageuse, exilé en Thrace, au fond des steppes désertes, loin de sa chère Italie.

IX[4]

.......................................................................................................................................................................

X

Oh ! comme il savait feindre, cacher son espérance, montrer de la jalousie, faire croire et faire cesser de croire, prendre l’air sombre et désespéré, paraître tantôt fier et tantôt docile, plein d’attention ou plein d’indifférence ! comme il savait garder un silence langoureux ou développer une éloquence enflammée ! comme il savait donner une heureuse négligence aux effusions de cœur de ses lettres ! comme il savait n’avoir qu’une pensée, qu’un but, s’oublier lui-même ! comme son regard, rapide ou tendre, timide ou hardi, savait à l’occasion se voiler d’une larme obéissante !