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LIX

L’amour a passé, la muse est venue ; et mon esprit trouble, obscur, s’est éclairci soudain. Devenu libre, je cherche dans le calme l’alliance sacrée des paroles sonores, des sentiments et des pensées. J’écris, et mon cœur a cessé de gémir. J’écris, et ma plume distraite ne dessine plus, au bout de vers inachevés, des têtes ou des pieds de femmes. La cendre éteinte ne se rallume plus. Je suis triste encore par moments ; mais je n’ai plus de vaines larmes, et je sens que bientôt aura disparu de mon âme la dernière trace des tempêtes passées. Alors je me mettrai à écrire un poëme en vingt-cinq chants.

LX

J’ai pensé déjà au plan de ce poëme et au nom dont j’habillerai le héros. Mais, en attendant, je vais achever le premier chapitre de ce roman-ci. J’ai parcouru ce qui en est fait d’un œil critique ; j’y ai trouvé bien des contradictions et bien des fautes de goût. Mais je n’ai pas le temps de les corriger. Je vais payer ma dette à la censure, et je livrerai le fruit de mes veilles en pâture aux journalistes. Va donc aux bords de la Néva, poëme nouveau-né, et mérite-moi les dons de la gloire : des jugements faux, un bruit inutile et des insultes.

CHAPITRE II.

I

Le village où s’ennuyait Onéguine était un charmant petit coin de terre. Un ami des jouissances paisibles aurait pu y bénir le ciel. Une maison de seigneur, isolée, protégée des vents par une colline, s’élevait sur le bord d’une petite rivière. Devant elle, s’étendaient et fleurissaient au loin des prairies diaprées et des champs de blé dorés. Des villages s’apercevaient à l’horizon ; des troupeaux erraient dans la campagne, et un vaste jardin abandonné, refuge des mélancoliques dryades, étalait autour de la maison ses larges ombres.

II

Cette respectable habitation était construite comme elles devraient l’être toutes : très-solide et très-commode pour une vie tranquille, dans le goût de nos sages grands-pères. Partout des appartements élevés, dans le salon des tapisseries de haute lice, sur les murailles des portraits d’ancêtres, et des cheminées en carreaux de faïence. Tout cela a passé de mode, et c’est à mon grand regret. Du reste, il est juste de dire qu’Onéguine y était fort indifférent ; il bâillait aussi bien dans les salons du vieux temps que dans les salons de l’élégance moderne.

III

Il s’établit dans la chambre où son oncle, campagnard enraciné, avait passé quarante ans à se quereller avec sa ménagère, à regarder par la fenêtre et à tuer des mouches. Tout y était fort simple : un parquet en bois de chêne, de lourdes armoires, une table, un sopha couvert d’un édredon ; nulle part la plus petite tache d’encre. Onéguine ouvrit les armoires ; il trouva dans l’une un cahier de dépenses, dans l’autre toute une rangée de bouteilles d’eau-de-vie de fruits, des cruches pleines d’eau de pommes, et un calendrier de 1808. Le vieillard, ayant eu tant de choses à faire, n’avait jamais regardé dans un autre livre.

IV

Seul au milieu de ses domaines, et ne sachant comment tuer le temps, Onéguine commença par avoir l’intention d’y établir un nouvel ordre de choses. Il remplaça par une légère redevance le lourd fardeau de l’antique corvée, et le paysan bénit son nouveau destin. Par contre, un propriétaire de ses voisins, homme pratique, se fâcha tout rouge dans son coin, trouvant à une telle innovation un immense dommage. Un autre se borna à sourire perfidement, et tous déclarèrent d’une commune voix que le nouveau venu était un original des plus dangereux.

V

Tous pourtant vinrent lui rendre visite, et plus d’une fois ; mais comme on lui amenait son étalon du Caucase au perron de la porte dérobée dès qu’on entendait sur la grande route le bruit de leurs lourds carrosses construits à la maison, offensés d’une pareille façon d’agir, tous cessèrent toute relation avec lui. « Notre voisin, disaient-ils, est un mal appris, un maniaque ; c’est un franc-maçon. Il boit du vin rouge dans un grand verre ; il ne baise pas la main des dames ; il dit toujours « oui ou non, » jamais : « Oui, monsieur ; non, monsieur. » Telle était la voix générale sur son compte.

VI

À cette époque, un autre nouveau propriétaire était venu habiter le pays et se trouvait soumis à une critique non moins sévère. Il se nommait Vladimir Lenski. Avec une âme venue en droite ligne de l’université de Gœttingue, c’était un beau jeune homme, à la fleur de l’âge, disciple fervent de Kant, et poëte. De la Germanie nébuleuse il avait rapporté ces fruits de la science : des rêveries amoureuses de la liberté, un esprit inflammable et bizarre, une conversation toujours enthousiaste, et de longs cheveux noirs tombant sur ses épaules.

VII

N’ayant pas eu le temps de se corrompre au contact de la froide dépravation, son âme s’échauffait aisément à l’accueil d’un ami, aux avances d’une jeune fille. Par le cœur, c’était un aimable ignorant. L’espérance le berçait encore ; tout nouvel éclat, toute nouvelle gloire séduisait encore sa jeune imagination. Les doutes qui pouvaient s’élever dans son cœur s’effaçaient à la lueur d’une rêverie brillante. Le but de la vie lui paraissait une séduisante énigme ; il y appesantissait sa réflexion et soupçonnait là-dessous des merveilles.

VIII

Il croyait qu’une âme parente était prédestinée à s’unir avec la sienne ; que dans les angoisses de l’attente, elle l’appelait nuit et jour. Il croyait que ses amis étaient prêts à se charger de chaînes pour soutenir son honneur, que leurs mains ne trembleraient pas s’il fallait briser la coupe empoisonnée du calomniateur. Il croyait qu’il y a des êtres élus, des amis sacrés de l’humanité, et que le groupe de ces hommes, libres de toute passion, est appelé à nous éclairer des rayons irrésistibles d’une nouvelle doctrine, à inonder le monde de félicités.

IX

L’indignation, la pitié, le pur amour du bien et le doux tourment du désir de la gloire, avaient de bonne heure agité son sang. La lyre à la main, il errait dans le monde en fixant les yeux sur le ciel de Schiller et de Gœthe. Son âme s’était enflammée à leur feu poétique, et, heureux adepte, il n’avait pas fait honte aux leçons des nobles muses ; il avait su fièrement conserver dans ses chants des sentiments toujours élevés, les purs élans d’une imagination virginale, et le charme d’une grave simplicité.

X

Il chantait aussi l’amour ; mais son chant était serein, limpide, comme les pensées d’une jeune fille naïve, comme le sommeil d’un enfant, comme la chaste lune quand elle traverse en silence le calme désert des cieux. Il chantait aussi l’absence et la tristesse, et le vague inconnu, et le lointain vaporeux, et les roses romantiques. Il chantait ces contrées où longtemps, sur le sein de la placidité, s’étaient épanchées ses larmes vivantes. Il chantait la fleur fanée de sa vie, n’ayant pas encore vingt ans.

XI

Dans cette solitude, où le seul Onéguine pouvait l’apprécier, il fuyait les festins des gentilshommes du voisinage. Il fuyait surtout leur conversation aussi lourde que sensée sur la récolte des foins, la fabrication de l’eau-de-vie, les chiens de chasse et les parents. Certes, elle ne brillait ni par le sentiment, ni par l’inspiration, ni par le piquant de l’esprit, ni par la science du savoir-vivre : mais la conversation de leurs aimables moitiés était encore bien moins attrayante.

XII

Riche et bien fait de sa personne, Lenski était reçu partout comme un fiancé. C’est la coutume à la campagne. Toutes les mamans destinaient leurs filles à ce voisin demi-russe. Entre-t-il quelque part, on se met aussitôt à faire allusion aux ennuis de la vie de célibataire. Puis on invite le voisin à s’approcher du somovar, et c’est Dounia[25] qui verse le thé. On lui murmure à l’oreille : « Dounia, fais bien attention. » Puis on apporte la guitare, et voilà Dounia qui se met à piailler (justes dieux !) la romance : « Viens à moi dans mon palais doré[26]. »