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— Ce Kuroda dit que l’implant peut être installé sous simple anesthésie locale, dit son père. Il ne s’agit pas d’une opération majeure, et Caitlin ne ratera pas beaucoup de cours.

— Mais nous avons déjà essayé…

— La technologie évolue rapidement, et de façon exponentielle.

— Oui, mais…

— Et de toute façon, dans trois ans, elle sera à l’université…

Sa mère sembla se mettre sur la défensive.

— Je ne vois pas le rapport. Et puis, elle peut aussi bien poursuivre ses études ici. L’université de Waterloo possède un des meilleurs départements de mathématiques au monde. Tu l’as dit toi-même quand tu nous as poussées à venir ici.

— Je ne vous ai pas « poussées ». Et elle veut aller au MIT, tu le sais bien.

— Mais à Waterloo…

— Barbara… dit son père. Il faudra bien que tu la laisses partir un jour.

— Je ne m’accroche pas à elle, protesta-t-elle.

Mais Caitlin savait bien que si. Cela faisait presque seize ans que sa mère s’occupait de sa fille aveugle, et elle avait pour cela renoncé à sa carrière d’économiste.

Ce soir-là, Caitlin n’entendit plus rien d’autre dans la chambre de ses parents. Elle resta éveillée pendant des heures, et quand elle s’endormit enfin, ce fut d’un sommeil agité, tourmenté par un rêve récurrent où elle était perdue dans un centre commercial inconnu, après la fermeture des magasins, et où elle courait dans des couloirs interminables, poursuivie par quelque chose qu’elle ne pouvait identifier…

Pas de périphérie, pas de bord. Juste une perception vague, atténuée, stimulée – non, irritée ! – par d’infimes palpitations, des lignes à peine perceptibles reliant si brièvement des points…

Mais pour en avoir conscience – pour avoir conscience de quoi que ce soit –, il faut… il faut…

Oui ! Oui, il faut l’existence de…

L’existence de…

LiveJournal : La Zone de Calculatrix

Titre : Une certaine incertitude…

Date : Samedi 15 septembre, 8 :15 EST

Humeur : expectative

Localisation : là où est mon cœur

Musique : Chantal Kreviazuk, Leaving on a Jet Plane

L’été dernier, le lycée m’a fourni la liste de tous les livres que nous allons devoir étudier cette année en cours d’anglais. Je me les suis procurés auprès de l’Institut canadien pour les aveugles, sous forme d’ebooks ou de mp3, et je les ai maintenant tous lus. Parmi les plaisirs qui nous attendent, il y a La Servante écarlate de Margaret Atwood – un roman canadien, certes, mais Dieu merci, il n’y a pas un seul épi de blé là-dedans. En fait, j’ai déjà eu une discussion avec Mme Z., ma prof d’anglais, parce que je disais que c’était de la science-fiction. Elle a refusé de l’admettre, et elle a fini par s’exclamer : « Ça ne peut pas être de la science-fiction, mademoiselle – si c’en était, nous ne l’étudierions pas ! »

Bon, maintenant que je suis débarrassée de la corvée de lire ces livres, je peux m’en choisir un plus intéressant pour mon voyage au Japon. Pendant des années, mon livre de chevet a été Dieu tu es là ? C’est moi, Margaret, mais je suis maintenant un peu trop vieille pour ça. Je veux quelque chose de plus stimulant pour l’esprit, et le père de BB4 m’a conseillé La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, de Julian Jaynes, ce qui est le titre le plus cool que j’aie jamais vu. Il m’a dit que le livre était paru quand il avait seize ans, et j’aurai moi-même seize ans le mois prochain. Il l’a lu à l’époque et il s’en souvient encore. Le livre aborde tellement de domaines différents – le langage, l’histoire ancienne, la psychologie –, qu’on dirait qu’il y a six bouquins en un. Malheureusement, il n’existe pas en ebook officiel, mais bien sûr, on trouve tout sur le Web, à condition de savoir où chercher…

J’ai donc de quoi lire, ma valise est prête, et heureusement je me suis fait faire un passeport au début de l’année pour venir au Canada. La prochaine fois que vous aurez de mes nouvelles, je serai au Japon ! En attendant… sayonara !

Caitlin sentit la variation de pression dans ses oreilles avant qu’une voix féminine se fasse entendre dans les haut-parleurs :

— Mesdames et messieurs, nous avons commencé notre descente vers l’aéroport international de Tokyo Narita. Veuillez vous assurer que vos ceintures de sécurité sont bien attachées et que…

Ah, Dieu merci, songea-t-elle. Qu’est-ce que ce vol avait été pénible ! Il y avait eu plein de turbulences et l’avion était bondé. Elle n’aurait jamais imaginé que tant de gens puissent voyager tous les jours de Toronto à Tokyo. Et les odeurs lui soulevaient le cœur : la transpiration de centaines de passagers, le café froid, les relents de bœuf au gingembre et de wasabi servis deux heures plus tôt, le parfum épouvantable de quelqu’un devant elle, et quatre rangées derrière, la puanteur des toilettes – qui avaient besoin d’être nettoyées à fond après dix heures d’utilisation.

Elle avait réussi à passer le temps en demandant à son ordinateur de poche de lui lire des passages de La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit. La théorie de Julian Jaynes avait littéralement de quoi vous faire fondre les neurones. Il disait que la conscience humaine n’était apparue qu’au début de la période historique, il y a trois mille ans. Avant cela, disait-il, les deux hémisphères du cerveau n’étaient pas vraiment intégrés – les gens avaient ce qu’il appelle un esprit « bicaméral ». Caitlin avait vu dans les commentaires des lecteurs sur amazon.com que beaucoup de gens n’arrivaient pas à saisir la notion d’être vivant sans être conscient. Mais bien que Jaynes n’eût jamais fait cette comparaison, cela ressemblait beaucoup à la description qu’avait faite Helen Keller de sa vie avant son « aube de l’âme », quand Annie Sullivan avait réussi à communiquer avec elle.

Avant que ma maîtresse vienne à moi, je ne savais pas que j’étais. Je vivais dans un monde qui était un non-monde. Il me serait impossible de décrire correctement ce temps de néant inconscient, et pourtant conscient. Je n’avais ni volonté ni intellect. J’étais portée vers des objets et des actions par une sorte d’impulsion naturelle et aveugle. Je ne plissais jamais le front dans un acte de réflexion. Je ne commençais jamais par envisager quelque chose. Je ne faisais pas de choix. Jamais je ne ressentais dans mon cœur ni dans mon corps le moindre sentiment d’amour ou d’intérêt pour quoi que ce fût. Ma vie intérieure était donc un grand vide sans passé, présent ni avenir, sans espoir ni attente, sans émerveillement ni joie. 

Si Jaynes avait raison, tout le monde avait vécu comme ça jusqu’à peu près mille ans avant Jésus-Christ. À titre de démonstration, il proposait une analyse de l’Iliade et des premiers volumes de l’Ancien Testament, dans lesquels tous les personnages se comportent comme des pantins, obéissant aveuglément aux ordres divins sans jamais réfléchir.