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Pouvait-il être certain de leurs réactions, après tout, ou bien allait-il lui falloir encore tâtonner à l’aveuglette ?

Gladïa fut la première à se manifester. Evidemment, pour elle, rien n’était plus simple. Son image apparut sur le circuit intérieur, puisqu’elle se trouvait dans sa demeure même. Son visage était pâle, sans expression. Elle était vêtue d’une tunique blanche qui la drapait comme une statue antique.

Elle regarda Baley d’un air désespéré. Il lui répondit par un sourire affectueux, et elle sembla en tirer quelque réconfort.

Puis, l’un après l’autre, tous les autres apparurent. D’abord Attlebish, assurant l’intérim du Chef de la Sûreté, peu après Gladïa. Mince et hautain, il redressait le menton d’un mouvement désapprobateur. Puis ce fut le tour de Leebig, le roboticien, nerveux et rageur, sa paupière tombante clignotant par saccades. Quemot, le sociologue, semblait un peu las, mais il sourit à Baley de ses yeux profondément enfoncés dans l’orbite avec une certaine condescendance :

« Nous nous sommes vus déjà, nous sommes presque intimes », semblait-il sous-entendre.

Klorissa Cantoro, lorsqu’elle se manifesta, parut gênée par la présence des autres Solariens. Elle jeta un regard sans aménité à Gladïa, puis, dédaigneuse, se mit à contempler le plancher. Le Dr Thool, le médecin, fut le dernier à joindre son image. Il semblait quelque peu hagard, près de se trouver mal.

Tous assistaient maintenant à la réunion, tous, sauf Gruer, qui se rétablissait lentement et pour qui l’effort de suivre la discussion eût été impossible. (Eh bien, pensa Baley avec un certain détachement, nous nous passerons de lui.) Tous étaient vêtus de la façon la plus stricte et étaient assis dans des pièces aux rideaux complètement fermés, masquant l’extérieur.

Daneel avait bien fait les choses, Et c’est avec ardeur que Baley souhaita que tout ce que l’humanoïde avait encore à faire n’offrît pas plus de difficulté.

Baley regarda tous ces Spaciens, l’un après l’autre. Le cœur lui battait. Chaque image lui faisait face d’une pièce différente et le heurt des éclairages, des mobiliers divers et des décorations murales était véritablement étourdissant.

Baley commença :

— Je tiens à discuter du meurtre de feu le Dr Rikaine Delmarre sous les rubriques suivantes : le motif, l’occasion, le ou les instruments du crime, dans cet ordre…

— Avez-vous l’intention de faire un long discours ? coupa Attlebish.

— C’est possible, rétorqua sèchement Baley. On a fait appel à moi pour mener une enquête de meurtre. Un tel travail relève de mes compétences et de ma profession. Je suis donc mieux qualifié qu’aucun de vous pour juger des éléments de ce crime. (Ne rien accepter, se disait-il en lui-même. A partir de maintenant, ne plus rien accepter, ou toute l’affaire est dans le lac. Il faut que je leur en impose, que je les domine.)

Il continua, de son ton le plus confiant.

— Tout d’abord, le motif. Des trois éléments, c’est celui qui apporte le moins de choses satisfaisantes. L’occasion, les instruments sont des faits objectifs, on peut les étudier en tant que réalités tangibles. Le ou les motifs sont des choses purement subjectives : il arrive que ce soit quelque chose que d’autres personnes ont pu observer : la vengeance pour une humiliation publique, par exemple. Mais il arrive aussi que ce soit quelque chose qui échappe entièrement à l’attention d’autrui : ainsi une haine irrationnelle et homicide, qui chez une personne suffisamment maîtresse d’elle-même n’apparaîtra jamais au grand jour.

« Maintenant, tous, ou presque, vous m’avez à un moment où à un autre fait part de votre conviction de la culpabilité de Gladïa Delmarre en cette affaire. Mais personne, je dis bien, personne, n’a suggéré d’autre suspect.

« Gladïa a-t-elle un motif suffisant. Le Dr Leebig a émis l’idée qu’elle en avait un : il m’informa des nombreuses disputes qu’elle avait avec son mari : ses dires me furent confirmés par la suite des lèvres mêmes de l’intéressée. La rage qu’une dispute déclenche peut, cela se conçoit, pousser quelqu’un au crime. Argument valable, passons.

« Mais il reste la question suivante néanmoins. Est-elle la seule qui ait eu le motif ? Et là, moi je me le demande. Ainsi le Dr Leebig, lui-même…

Le roboticien bondit instantanément, la main tendue en un geste coléreux vers Baley :

— Surveillez vos paroles, Terrien !

— Pour le moment, je fais des suppositions, dit Baley froidement. Vous, docteur Leebig, travailliez, à l’époque, avec le Dr Delmarre sur de nouveaux prototypes de robots. Vous êtes la personne la plus qualifiée sur Solaria sur les questions de Robotique. Vous le dites, je vous crois.

Leebig sourit avec une fatuité remarquable.

Baley continua :

— Mais j’ai appris que le Dr Delmarre avait l’intention de rompre son association avec vous, en raison de votre conduite, qu’il désapprouvait.

— C’est faux, je répète, c’est faux.

— Peut-être. Mais si c’était vrai ? N’auriez-vous pas eu un motif suffisant de vous défaire de lui avant qu’il vous humilie publiquement en rompant avec vous ? J’ai dans l’idée que vous n’auriez pas accepté d’un cœur léger une telle humiliation.

Et Baley enchaîna rapidement, pour ne pas laisser à Leebig le temps de répondre :

— Et vous, madame Cantoro, la mort du Dr Delmarre vous laisse, à vous seule, toute la charge de la fœtologie : vous voilà dans une situation d’importance.

— Cieux éternels ! Nous avons déjà discuté de ça ! s’exclama Klorissa au supplice.

— Je n’en disconviens pas, mais de toute façon cette question mérite considération. Quant au Dr Quemot, il jouait régulièrement aux échecs avec le Dr Delmarre. Peut-être s’est-il irrité de perdre trop de parties.

— Voyons, inspecteur, dit calmement le sociologue. Perdre aux échecs n’est tout de même pas un motif suffisant.

— Tout dépend de l’importance qu’ont les parties d’échecs dans votre vie. Aux yeux du meurtrier, ses motifs semblent tout un monde, alors que, pour tout autre, il ne s’agit que de bagatelles. Mais passons, là n’est pas le problème. Ce que je veux démontrer, c’est qu’un motif, à lui seul, ne suffit pas à résoudre un meurtre, surtout lorsque la victime est un homme comme le Dr Delmarre.

— Qu’entendez-vous par cette remarque ? s’étonna Quemot, avec indignation.

— Mais tout simplement que le Dr Delmarre était un « bon Solarien ». Tous, vous me l’avez décrit comme tel. Il s’acquittait exactement de toutes les exigences des coutumes solariennes. C’était l’homme idéal, presque une entité métaphysique. Qui pourrait éprouver de l’amour ou même seulement de l’intérêt pour un homme pareil ? Un homme sans défaut ne sert qu’à rendre tous les autres encore plus conscients de leurs imperfections. Un poète des temps primitifs, du nom de Tennyson, a écrit un jour ces mots : « Il n’est qu’imperfection celui qui est parfait. »

— Personne n’irait tuer un homme parce qu’on le trouve trop vertueux, dit Klorissa en fronçant les sourcils.

— C’est vous qui le dites ! rétorqua Baley, qui poursuivit son exposé sans s’appesantir sur ce problème de psychologie.

« Le Dr Delmarre avait pris conscience d’une conspiration qui se développait sur Solaria ; tout au moins, il croyait qu’il y en avait une, qui se préparait à donner l’assaut au reste de la Galaxie, qu’elle entendait conquérir. Il était décidé à empêcher ce complot d’aboutir. Et pour ce motif, les personnes compromises dans cette conjuration ont pu estimer qu’il était essentiel de mettre un terme a ses efforts et à ses jours. N’importe lequel d’entre vous peut avoir participé à ce complot, y compris Mme Delmarre, mais aussi y compris le Chef de la Sécurité par intérim, Corwin Attlebish.