Выбрать главу

— J’ai un peu peur tout de même.

— Oui, je sais bien. Il vous faudra toujours vous trouver en présence des gens et vous n’aurez pas tout le confort que vous aviez sur Solaria. Mais vous vous y ferez et, ce qui est beaucoup plus important, vous oublierez toutes les épreuves par lesquelles vous venez de passer.

— Mais je ne voudrais rien oublier de tout cela, dit doucement Gladïa.

— Vous oublierez, croyez-moi. (Baley regarda la mince jeune femme, debout devant lui, et ajouta, non sans un petit pincement au cœur :) Et puis, vous vous marierez, un jour ou l’autre. Mais un vrai mariage, cette fois.

— Peut-être, dit-elle d’un ton triste, mais pour le moment je vous avouerai que cela ne m’attire guère.

— Bah ! vous changerez d’avis.

Et ils restèrent là, face à face, se regardant dans les yeux, en silence, un moment.

— Je ne vous ai jamais remercié, dit Gladïa.

— Ce n’était que mon travail, répondit Baley.

— Vous repartez pour la Terre, maintenant, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Je ne vous reverrai jamais ?

— Probablement pas, en effet. Mais pourquoi vous tracasser pour cela. Dans quarante ans au plus, je serai mort et vous n’aurez pas changé d’un iota. Vous serez toujours aussi séduisante que maintenant.

Son visage changea d’expression :

— Oh ! Ne dites pas cela !

— Puisque c’est la vérité.

Elle dit, rapidement, comme se sentant contrainte de changer de sujet :

— Vous savez, c’était vrai tout ce que vous aviez dit sur Jothan Leebig.

— Oui, je sais. D’autres roboticiens ont étudié ses archives et ont relevé des expériences portant sur des astronefs autopilotés. Ils ont découvert également d’autres robots aux membres détachables.

Gladïa eut un frisson d’horreur :

— Pourquoi a-t-il fait des choses aussi horribles, à votre avis ?

— Il avait peur des gens. Il s’est suicidé pour éviter le contact de quelqu’un et il était prêt à détruire d’autres mondes pour s’assurer que Solaria et son tabou contre la présence effective seraient à jamais respectés.

— Comment pouvait-il avoir des idées pareilles ? murmura-t-elle, alors que la présence de quelqu’un peut-être si…

De nouveau, il y eut un moment de silence, tandis qu’ils se faisaient face à dix pas de distance.

Puis Gladïa s’écria brusquement :

— Oh ! Elijah, vous allez me trouver si dévergondée.

— Pourquoi vous trouverais-je dévergondée ?

— Puis-je vous toucher, Elijah ? Je ne vous reverrai plus jamais.

— Si cela peut vous faire plaisir.

Elle s’approcha de lui, pas à pas, les yeux brillants, mais restant craintive et effarouchée tout de même. Elle s’arrêta à trois pas de lui, puis lentement, comme plongée dans une transe, elle se mit à ôter le gant de sa main droite.

Baley ébaucha un geste apaisant :

— Pas d’acte inconsidéré, Gladïa !

— Je n’ai pas peur, dit Gladïa.

Sa main était dénudée. Elle tremblait en la lui tendant. Baley tremblait lui aussi en prenant sa petite main dans la sienne. Ils restèrent ainsi un moment, la main de Gladïa, une petite chose timide, tout effarouchée de se trouver prise dans la sienne. Il ouvrit la main et elle la retira vivement, puis, d’un mouvement vif et imprévisible, elle effleura d’une légère caresse, la joue de Baley un bref instant.

— Merci et adieu, Elijah ! dit-elle.

— Adieu, Gladïa, dit-il en la regardant partir.

La pensée même qu’un astronef l’attendait pour le ramener sur Terre n’effaça pas le sentiment d’une perte irrémédiable qu’il éprouva à cet instant.

Le regard que lui lança le sous-secrétaire Albert Minnim prétendait à un accueil chaleureux, quoique légèrement guindé.

— Je suis heureux de vous voir de retour sur Terre. Votre rapport, bien sûr, nous est parvenu avant votre arrivée et est actuellement à l’étude. Vous avez fait du bon travail. Cette enquête va encore améliorer votre dossier.

— Merci, monsieur, dit Baley.

Toute l’ivresse du succès avait disparu en lui. Il se trouvait de nouveau à Terre, à l’abri des cavernes d’acier ; il avait entendu la voix de Jessie (il lui avait déjà parlé) et, pourtant, il se sentait étrangement vide.

— Néanmoins, continua Minnim, votre rapport ne portait que sur l’enquête du meurtre. Mais il y avait une autre question qui nous préoccupait. Pourriez-vous me faire votre rapport sur ce problème ? Verbalement, s’entend.

Baley hésita et sa main se porta automatiquement à sa poche intérieure où il pouvait, de nouveau, trouver le tiède réconfort de sa pipe.

— Vous pouvez fumer, Baley, dit aussitôt Minnim.

Baley étira quelque peu en longueur le rituel du bourrage et de l’allumage de sa pipe :

— Je ne suis pas sociologue, dit-il finalement.

— Vraiment ? (Minnim eut un bref sourire.) Il me semble que nous en avons déjà discuté. Un détective qui réussit doit être un bon sociologue, empirique certes, mais sociologue tout de même, qu’il connaisse, ou non, l’équation de Hackett. Je pense que, si j’en juge par votre gêne présente, vous avez vos idées à vous sur les Mondes Extérieurs, mais ne savez trop ce que, moi, je penserai.

— Si vous l’envisagez sous cet aspect, monsieur… Lorsque vous m’avez envoyé sur Solaria, vous m’avez posé une question : vous m’avez demandé de découvrir quels étaient les points faibles des Mondes Extérieurs. Leurs points forts étant : leurs robots, leur faible densité démographique, leur longévité, quels pouvaient être leurs points faibles ?

— Eh bien ?

— Je crois connaître les points faibles des Solariens, monsieur.

— Vous pouvez donc répondre à ma question. Parfait. Allez-y !

— Eh bien, leurs points faibles, monsieur, sont également leurs robots, leur faible densité démographique, leur longévité.

Minnim fixa Baley sans changer d’expression. Ses doigts dessinaient machinalement des figures géométriques sur les papiers du bureau.

— Qu’est-ce qui peut vous le faire croire ? demanda-t-il simplement.

Baley avait passé des heures à mettre de l’ordre dans ses idées pendant le voyage de retour. Il avait mis en balance, d’un côté, la thèse officielle et, de l’autre, des arguments solides, fortement charpentés. Mais, pour le moment, il se trouvait pris de court.

— Je ne sais trop comment expliquer clairement ce qui m’a conduit à cette idée, dit-il.

— Aucune importance. Racontez ça à votre manière. De toute façon, il ne s’agit que d’une première approximation.

— Eh bien, monsieur, dit Baley, les Solariens ont perdu, délibérément, quelque chose que l’humanité possède depuis des millénaires, quelque chose qui est plus important encore que la puissance atomique, que les villes, que l’agriculture, que les outils, que le feu même ! oui, car c’est ce quelque chose qui a rendu tout le reste possible.

— Je ne suis pas doué pour les devinettes, Baley. De quoi s’agit-il ?

— Ils ont perdu l’instinct tribal, monsieur : ils font fi de la coopération entre individus. Solaria s’est entièrement débarrassé de toute vie communautaire : c’est un monde peuplé d’individus solitaires, et le seul sociologue de la planète se réjouit qu’il en soit ainsi. Au fait, ce sociologue ignore tout de la sociologie statistique, car il découvre, par lui-même, sa propre science. Il n’y a personne pour le guider, personne pour l’aider, encore moins personne pour lui suggérer des possibilités qu’il n’a pas envisagées. La seule science qui se développe avec succès sur Solaria, c’est la Robotique et, même dans ce domaine, ils ne sont qu’une poignée à s’en occuper. D’ailleurs, lorsqu’il s’est agi d’interaction entre hommes et robots, c’est à un Terrien qu’ils ont dû faire appel pour analyser leur problème.