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« L’art solarien est abstrait. Sur Terre, nous avons aussi des œuvres abstraites, mais elles ne représentent qu’un des aspects de l’Art. Par contre, sur Solaria, l’art non figuratif est la seule manifestation esthétique. Le sentiment humain a complètement disparu. L’avenir que les Solariens recherchent et désirent repose sur l’ectogenèse et l’isolement intégral dès la naissance.

— Cela me semble assez horrible, dit Minnim. Mais là n’est pas la question. Est-ce dangereux ?

— Je crois que cet état de choses est nocif, oui. Sans contacts réels entre humains, le principal attrait de la vie disparaît ; la plus grande partie des valeurs intellectuelles également ; la plupart des raisons de vivre font défaut. La vision tridimensionnelle ne peut pas remplacer l’entrevue directe. D’ailleurs, les Solariens eux-mêmes se rendent bien compte du sentiment d’éloignement que comporte cette forme artificielle de relations humaines.

« Et s’il ne suffisait pas de cet isolement de l’individu pour déclencher une stagnation de la culture, le phénomène de leur longévité vient y contribuer. Sur Terre, nous avons un flot continu de jeunes qui aiment le changement parce qu’ils n’ont pas eu le temps de s’encroûter dans leurs habitudes. Je suppose qu’il existe un point d’équilibre entre une vie assez longue pour réaliser quelque chose et assez courte pour le renouvellement constant de la jeunesse, à un rythme qui ne soit pas trop lent. Mais, sur Solaria, le rythme de renouvellement est bien trop lent.

Minnim continuait à dessiner des figures géométriques du bout du doigt.

— Intéressant. Très intéressant. (Il releva la tête ce fut comme si un masque était tombé : son regard brillait de joie :) Vous avez l’esprit très pénétrant, inspecteur.

— Merci, dit Baley, avec une certaine raideur.

— Voulez-vous savoir pourquoi je vous ai poussé à me faire part de vos idées ? (Comme un petit garçon, il se cramponnait à son plaisir. Il continua, sans attendre la réponse de Baley :) Nos sociologues se sont déjà livrés à une analyse préliminaire de votre rapport et je me demandais si vous aviez une vague idée des bonnes nouvelles que vous aviez rapportées pour la Terre. Je vois bien que vous vous en étiez rendu compte.

— Mais, dit Baley, un instant. Le problème comporte d’autres aspects.

— Certes, reconnut Minnim, transporté de joie : Solaria ne peut pas remédier à cet état de choses. La stagnation ne peut que s’accentuer maintenant que le point critique est dépassé. Les Solariens dépendent trop des robots, ils comptent trop sur eux, alors qu’un robot quelconque est dans l’incapacité formelle de corriger un enfant : cette correction pourrait avoir des effets bénéfiques pour l’avenir de l’enfant, mais le robot est aveugle à toute autre considération que la douleur présente qu’il devrait infliger. De même, du point de vue collectif, les robots ne peuvent pas corriger toute une planète en faisant table rase de toutes les institutions établies lorsqu’elles se sont révélées nocives. Ils sont aveugles à toute autre conception que l’idée immédiate du chaos qui en résulterait. Aussi, la seule issue pour les Mondes Extérieurs est-elle une stagnation perpétuelle et la Terre se trouvera peu à peu libérée de leur emprise. Ces nouveaux faits changent toutes les données du problème. Une révolte ouverte ne sera même pas nécessaire. La liberté nous reviendra progressivement.

— Un instant, répéta Baley, un ton plus haut. Pour le moment, c’est de Solaria seule que nous parlions, non d’aucun autre Monde Extérieur.

— Mais c’est du pareil au même. Votre sociologue solarien, Kimot…

— Quemot, monsieur.

— Oui, Quemot. Il vous a bien dit, n’est-ce pas, que les autres Mondes Extérieurs étaient en train de suivre la même voie que Solaria ?

— Effectivement, c’est ce qu’il m’a dit, mais il n’avait aucun renseignement de première main sur les autres Mondes Extérieurs et, de plus, ce n’était pas un sociologue. Tout au moins, pas un véritable sociologue scientifique. Je pensais m’être suffisamment expliqué là-dessus.

— Nos sociologues à nous vérifieront ses théories.

— Mais, eux aussi, vont se trouver à court de renseignements exacts. Nous ignorons tout des Mondes Extérieurs vraiment importants.

« Tenez, prenons Aurore, par exemple : le monde de Daneel. A mon avis, il semble peu rationnel de s’attendre qu’un tel monde soit comme Solaria. En fait, il n’y a qu’un seul monde pour ressembler à Solaria et c’est…

Mais Minnim écartait le sujet d’un mouvement gracieux et satisfait de sa main manucurée :

— Nos sociologues vérifieront, vous dis-je, et je suis sûr qu’ils seront d’accord avec les théories de Quemot.

Le regard de Baley s’assombrit ; si les sociologues de la Terre étaient assez impatients d’obtenir des nouvelles rassurantes, ils tomberaient d’accord avec Quemot, ça ne faisait pas un pli. On fait dire tout ce qu’on veut aux statistiques, pourvu qu’on en établisse un assez grand nombre, avec un but bien déterminé en tête, surtout si l’on fait fi de documents probants, mais gênants.

Il hésita : valait-il mieux parler tout de suite, alors qu’il avait l’oreille d’un membre important du gouvernement, ou bien…

Son hésitation avait duré un instant de trop. Minnim reprenait la parole, farfouillant dans ses papiers et s’inquiétant de questions plus terre à terre.

— Encore quelques petites questions, inspecteur, à propos de l’affaire Delmarre proprement dite, et vous pourrez disposer. Aviez-vous l’intention de pousser Leebig au suicide ?

— Je voulais simplement le contraindre à l’aveu, monsieur. Je n’avais pas prévu ce suicide, étant donné que la personne qui approchait de lui n’était qu’un humanoïde ; à proprement parler, un robot n’enfreignait pas le tabou de la présence effective. Mais, à dire vrai, sa mort ne me cause aucun remords : c’était vraiment quelqu’un de très dangereux : il se passera bien du temps avant qu’on retrouve un homme à la fois aussi brillant et aussi névrosé.

— Je suis bien d’accord avec vous sur ce point, dit sèchement Minnim, et me félicite de sa mort. Mais, n’avez-vous pas envisagé dans quelle situation gênante vous vous seriez trouvé si les Solariens avaient pris le temps de réfléchir ? Ils se seraient facilement rendu compte de l’impossibilité matérielle où se trouvait Leebig d’assassiner Delmarre.

Baley ôta sa pipe de sa bouche, mais se ravisa et ne dit rien.

— Allons, inspecteur, continua Minnim, vous savez pertinemment que ce n’est pas lui l’assassin. Un tel meurtre exigeait la présence effective du meurtrier et Leebig serait mort plutôt que d’envisager pareille éventualité. Il s’est d’ailleurs suicidé pour ce motif.

— C’est vrai, monsieur, répondit Baley. J’ai tablé sur le fait que les Solariens allaient être trop horrifiés par les agissements de Leebig avec des robots pour s’inquiéter du reste.

— Bon. Alors, qui a tué Delmarre, en fin de compte ?

Baley dit, en mesurant ses mots :

— Si vous entendez par là qui a porté le coup fatal, c’est évidemment la personne que tous les Solariens considéraient comme coupable : Gladïa Delmarre, la propre épouse de la victime.

— Et vous l’avez laissée s’enfuir ?

— D’un point de vue moral, dit Baley, la responsabilité de ce meurtre ne lui incombe pas. Leebig savait que Gladïa se disputait tant et plus avec son mari, à là moindre occasion. Il a dû apprendre dans quel état de fureur elle pouvait se mettre au cours de ces querelles. Leebig voulait que la mort du mari incriminât automatiquement l’épouse. Aussi fit-il parvenir à Delmarre un robot auquel, à mon avis, il avait donné des instructions très précises : habile comme il l’était, il a dû ordonner au robot de tendre à Gladïa, au comble de la fureur, l’un de ses bras détachables. Ayant une arme entre les mains, au moment crucial, elle a brandi cette matraque improvisée dans une espèce d’état second et a frappé avant que, ni le robot ni Delmarre, puissent intercepter son geste. Gladïa se trouve avoir été, entre les mains de Leebig, un instrument aussi inconscient que le robot lui-même.