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sottises... C'est d'ailleurs en partie à cause de cela qu'a éclaté notre dernière querelle, notre querelle définitive. Mais il y avait aussi autre chose... Je sentais que j'avais cessé d'occuper la première place. Quelque chose de plus important que moi était apparu dans sa vie... (Elle avait rougi.) Et peut-être n'était-ce pas quelque chose, mais quelqu'un... Mais laissons cela, ce n'est pas essentiel. L'essentiel est ailleurs. (Golovina avait baissé la voix.) Tout l'argent était dans une serviette que Michel avait achetée à Paris lors de son voyage de février. Une serviette marron, en cuir, pourvue de deux serrures en argent ayant chacune sa clé. "
Fandorine avait cligné des yeux, essayant de se souvenir. Avait-il vu une telle serviette dans les affaires du mort au moment de l'inspection de l'appartement 47 ? Non, il était certain que non.
" II m'avait dit avoir besoin de cet argent pour son voyage à Moscou et à Saint-Pétersbourg, avait poursuivi l'enseignante. Voyage qui devait avoir lieu fin juin, immédiatement après les manouvres. Or vous n'avez pas retrouvé la serviette dans ses affaires, n'est-ce pas ? "
Eraste Pétrovitch avait secoué négativement la tête.
" Goukmassov dit, lui aussi, que la serviette a disparu. Pourtant Michel ne s'en séparait jamais, et, à l'hôtel, il l'avait enfermée dans son coffre-fort. Goukmassov l'a vu faire. Et pourtant, après... plus tard... Quand Prokhor Akhraméiévitch a ouvert le coffre, il n'y a trouvé que des papiers, la serviette n'y était pas. Goukmassov n'a pas accordé d'importance à cette disparition. D'abord, il était en état de choc, ensuite il ignorait la somme contenue dans la serviette.
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- Et qu-quelle était cette somme ? avait demandé Fandorine.
- Pour autant que je sache, plus d'un million de roubles ", avait dit Ekatérina Alexandrovna en baissant la voix.
Eraste Pétrovitch était tellement surpris qu'il n'avait pu retenir un sifflement, ce dont il s'était aussitôt excusé. Tout ce qu'il venait d'apprendre lui déplaisait souverainement. Une affaire secrète ? Quelle affaire secrète pouvait occuper un général d'infanterie commandant d'un corps d'armée ? Et quels étaient donc ces papiers qui avaient été retrouvés ? Quand, en présence du grand maître de la police, Fandorine avait regardé dans le coffre, celui-ci était totalement vide. Pourquoi Goukmassov avait-il pris sur lui de soustraire ces documents à l'enquête ? Pourtant on ne plaisantait pas avec ces choses-là. Et surtout, la somme en question était énorme, tout simplement incroyable ! A quoi Sobolev la destinait-il ? La question centrale restait cependant de savoir où elle était passée.
Voyant le visage préoccupé de l'assesseur de collège, Ekatérina Alexandrovna s'était mise à parler vite, sur un ton exalté :
" II a été assassiné, je le sais. A cause de ce maudit million. Ensuite, on s'est arrangé pour maquiller le meurtre en mort naturelle. Michel était robuste, une vraie force de la nature, son cour aurait supporté des siècles de batailles et de bouleversements divers ; cet homme était fait pour supporter les chocs ! "
Eraste Pétrovitch avait eu un petit hochement de tête compatissant :
" Oui, tout le monde s'accorde à le dire.
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- Et si je n'insistais pas pour qu'on se marie, avait continué Golovina, devenue toute rosé sous le coup de l'émotion et sans écouter son interlocuteur, c'est parce que je ne m'en sentais pas le droit. Il avait une autre mission, il ne pouvait pas se contenter d'appartenir à une femme, et moi je ne voulais pas me contenter de restes... Mon Dieu, qu'est-ce que je raconte ! Pardonnez-moi... (Cachant ses yeux derrière sa main, elle avait poursuivi à un rythme plus lent, comme au prix d'un effort surhumain.) Hier, en recevant le télégramme de Goukmassov, je me suis immédiatement précipitée à la gare. Déjà alors, je n'ai pas cru à cette paralysie du cour, mais en apprenant la disparition de la serviette... Il a été assassiné, cela ne fait aucun doute. (Brusquement, elle avait saisi le bras de Fan-dorine, et celui-ci s'était étonné d'une telle force dans des doigts si fins.) Trouvez l'assassin ! Prokhor Akhraméiévitch dit que vous êtes le génie de l'analyse, que vous pouvez tout. Faites-le ! Il n'a pas pu mourir d'une crise cardiaque. Vous ne connaissiez pas cet homme comme je le connaissais ! "
Cette fois, elle avait fini par fondre en larmes et, telle une petite fille, avait enfoui son visage dans la poitrine de l'assesseur de collège. Prenant maladroitement la demoiselle par les épaules, Eraste Pétrovitch s'était revu, peu auparavant et dans des circonstances tout autres, tenant Wanda de la même façon. Mêmes épaules frêles, même vulnérabilité, même parfum émanant de leurs cheveux. On comprenait que Sobolev ait été attiré par la chanteuse qui ne pouvait pas ne pas lui rappeler son amour de Minsk.
" Je ne connaissais pas Mikhaïl Dmitriévitch comme vous, bien sûr, avait dit Fandorine d'une
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voix douce, mais je le connaissais suffisamment pour douter qu'il soit mort naturellement. Les hommes de sa trempe ne meurent jamais de leur belle mort. "
Installant la jeune femme secouée de sanglots dans un fauteuil, Eraste Pétrovitch avait fait quelques pas dans la pièce, puis, soudain, il avait frappé huit fois de suite dans ses mains.
Ekatérina Alexandrovna avait sursauté et, de ses yeux luisants de larmes, elle avait fixé le jeune homme d'un air apeuré.
" Ne faites pas attention, s'était empressé de la rassurer Fandorine. C'est un exercice oriental d-destiné à faciliter la concentration. Il permet d'évacuer le secondaire pour se consacrer à l'essentiel. Suivez-moi. "
Et il était sorti dans le couloir d'un pas décidé. Stupéfaite, la jeune femme s'était élancée à sa suite. En passant, Eraste Pétrovitch avait jeté à Massa qui attendait derrière la porte :
" Prends mon sac avec les instruments et rattrape-nous. "
Trente secondes plus tard, alors que Fandorine et sa compagne descendaient l'escalier, Massa les avait déjà rejoints et trottinait à petits pas, presque collé au dos de son maître. Il tenait à la main un petit sac de voyage renfermant tout l'attirail nécessaire au travail d'enquête, soit une multitude d'objets utiles, voire irremplaçables, pour tout limier digne de ce nom.
Dans le hall, Eraste Pétrovitch avait appelé le portier de nuit et lui avait demandé d'ouvrir l'appartement 47.
L'homme avait écarté les deux bras dans un geste d'impuissance :
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" C'est absolument impossible. Messieurs les gendarmes ont apposé les scellés et emporté la clé. (Et il avait ajouté en baissant la voix :) Vous savez que le défunt, Dieu ait son âme, est toujours à l'intérieur. A l'aube, il y a des gens qui vont venir pour le préparer. Les funérailles ont lieu dans la matinée.
- Les scellés ! Encore heureux qu'ils n'aient pas p-placé une garde d'honneur, avait grommelé Fandorine. Voilà qui aurait été le comble de la stupidité, une garde d'honneur dans une chambre à coucher ! Ce n'est pas grave, j'ouvrirai la porte moi-même. Suis-moi, tu allumeras les bougies. "
Pénétrant dans le couloir " Sobolev ", l'assesseur de collège avait arraché la cire d'une main ferme et sorti de son sac un trousseau de passe-partout. Une minute plus tard, il était dans l'appartement.
Tout en jetant des regards apeurés vers la porte close de la chambre et en multipliant les signes de croix, le portier avait allumé les bougies. Ekatérina Alexandrovna, elle aussi, regardait le rectangle blanc derrière lequel reposait le corps embaumé. Ses yeux étaient fixes, comme fascinés, ses lèvres bougeaient sans qu'aucun son ne sorte de sa bouche. Mais Fandorine ne se souciait plus de l'enseignante et de ses émotions, il travaillait. Il s'était débarrassé du second cachet de cire sans plus de cérémonie et, cette fois, il n'avait pas eu besoin de passe-partout, la chambre à coucher n'était pas fermée à clé.