Eraste Pétrovitch aurait pu le tuer à cet instant même, car chacune de ses deux mains cachées derrière son dos tenait un shuriken. Mais il est indigne d'un homme de qualité de s'abandonner à des émotions déraisonnables. Il avait besoin de discuter avec Micha. Comme avait coutume de le dire Alexandre Ivanovitch Pélikan, consul à Yokohama, " les questions à lui poser s'étaient accumulées ". Il aurait pu également commencer par mettre hors d'état de nuire la suite de Son Altesse, prince de la Khitrovka. Les bandits s'étaient disposés d'une manière tellement commode : deux à gauche, deux à droite. Apparemment aucun d'entre eux n'avait d'arme à feu, seul Micha n'arrêtait pas de jouer avec le Herstal. Mais c'était sans danger. Il ignorait l'existence du petit levier, et le dispositif de sûreté n'étant pas ôté, le revolver n'avait aucune chance de tirer.
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Il valait sans doute mieux essayer de savoir quelque chose tant que Micha le Petit se sentait maître de la situation. Sinon, après, voudrait-il parler? Tout laissait supposer que c'était un gars qui n'avait pas froid aux yeux. Et si jamais il se rebiffait ?
- Je cherche une serviette, mon cher petit Micha. Une serviette bourrée d'argent, avec beaucoup, beaucoup de billets de mille roubles, commença-t-il en prenant la voix du pauvre mendiant bossu. Qu'est-ce que tu en as fait, dis-moi ?
Micha accusa le coup, tandis qu'un de ses acolytes demandait de sa voix nasillarde :
- Qu'est-ce qu'y raconte, Micha ? C'est quoi, ces billets de mille ?
- Y raconte n'importe quoi, ce chien ! rugit le Roi. Il essaye d'enfoncer un coin entre nous. Attends un peu, ordure ! Je vais te faire cracher le sang, moi.
Extrayant de sa botte un long couteau effilé, Micha le Petit fit un pas en avant. Eraste Pétro-vitch, lui, tira certaines conclusions. C'était bien Micha qui avait pris la serviette. Et d'un. Sa bande n'était pas au courant, il n'avait donc pas l'intention de partager le butin. Et de deux. Il avait peur d'être démasqué et s'apprêtait dans les plus brefs délais à clouer définitivement le bec du prisonnier. Et de trois. Il convenait donc de changer de tactique.
- Attends, mon gars, attends un peu, il a des choses pour toi, le petit vieux, débita à toute vitesse Fandorine. Tu m'épargnes, je me tais ! Tu me traites gentiment, je te file des tuyaux !
Le nasillard saisit le chef par la manche :
- Te dépêche pas d'ie liquider, Micha. Qu'il vide son sac avant.
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L'assesseur de collège fit un clin d'oil entendu au Petit, puis le fixa avec une extrême attention : son hypothèse se confirmait-elle ?
- Un grand salut de monsieur Khourtinski, Piotr Parménytch, dit-il. Mais cette fois Micha ne cilla même pas.
- Y perd le nord, le vieux ! C'est qui encore, ce Parménytch? Si c'est comme ça, on a qu'à lui remettre la cervelle à l'endroit. Kour, toi, tu t'assieds sur ses jambes. Toi, Pronia, passe-moi les tenailles. Je vais le faire chanter comme un coq de basse-cour, ce maudit corbeau !
f Et Eraste Pétrovitch comprit qu'il ne tirerait rien d'intéressant du prince de la Khitrovka. Celui-ci se méfiait trop des siens.
Il poussa un profond soupir et ferma les yeux un instant. L'impatience est le sentiment le plus dangereux qui soit. Bien des entreprises importantes échouent de son fait.
Fandorine rouvrit les yeux, adressa un sourire à Micha, puis, de derrière son dos, fusèrent l'une après l'autre sa main droite puis sa main gauche. Fuitt... Fuitt... firent deux petites ombres tournoyantes. La première alla se planter dans la gorge de Kour, la seconde dans celle de Pronia. Les deux hommes râlaient encore, leur sang giclant dans tous les sens, chancelaient encore sans réaliser tout à fait qu'ils étaient en train de mourir, que, saisissant par terre son nunchaku, l'assesseur de collège bondissait sur ses jambes. Sans parler du dispositif de sûreté, Micha le Petit n'eut même pas le temps de lever la main : un des deux bâtons le frappa au sommet du crâne. Pas très fort, juste pour l'assommer. A peine eut-il le temps d'ouvrir la bouche d'un air ahuri que le gaillard que Micha
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avait appelé Choukha reçut, lui, un coup puissant sur la tête, qui le renversa en arrière sur le sol, où il demeura sans plus bouger. Le dernier des " actifs ", dont Fandorine ne devait jamais connaître le nom, se révéla plus habile que ses camarades. Un écart lui ayant permis d'éviter le nunchaku, il tira un poignard de la tige de sa botte, se protégea du second passage de l'arme, mais l'impitoyable huit brisa la main qui tenait le couteau avant de lui défoncer le crâne. Eraste Pétrovitch s'immobilisa, le temps de retrouver une respiration régulière. Deux des bandits se tordaient par terre, pressant en vain sous leurs doigts leur gorge déchirée. Deux autres gisaient immobiles. Micha le Petit, assis, tournait la tête dans tous les sens, l'air hébété. A quelques pas de lui, scintillait l'acier noir du Herstal.
Fandorine se dit : Je viens de tuer quatre hommes, et cela ne me fait rien. Cette nuit terrible avait durci l'âme de l'assesseur de collège.
Pour commencer, il prit Micha le Petit par le col et le secoua énergiquement avant de lui appliquer deux claques retentissantes. Il ne s'agissait pas de se venger, mais de l'aider à retrouver ses esprits au plus vite. Ces taloches eurent un effet absolument magique. Micha le Petit entra la tête dans ses épaules et se mit à pleurnicher :
- Ne me bats pas, grand-père ! Je dirai tout ! Ne me tue pas ! Je suis trop jeune pour mourir !
Fandorine considérait cette jolie petite gueule défigurée par les pleurs avec stupéfaction. La nature humaine n'en finissait pas de le surprendre par son caractère imprévisible. Qui aurait pu imaginer que le souverain absolu de la pègre, la terreur de la police moscovite, allait ainsi s'effondrer pour
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une paire de gifles ? Pour voir l'effet que cela produisait, Fandorine balança très légèrement son nunchaku. Micha arrêta sur-le-champ sa lamentation, fixa d'un regard fasciné le bâton ensanglanté qui se balançait en mesure, se recroquevilla sur lui-même et se mit à trembler. C'était à peine croyable, la ruse avait marché. Une très grande cruauté est l'envers de la couardise, se dit avec philosophie Eraste Pétrovitch. Ce qui, dans le fond, n'a rien d'étonnant, car ce sont bien les deux traits les plus négatifs qui puissent se rencontrer chez les fils des hommes.
- Si tu veux que je te livre à la police au lieu de te liquider ici même, réponds à mes questions, dit l'assesseur de collège de sa voix normale, sans plus jouer le vieil illuminé.
- Et si je réponds, tu me tueras pas ? demanda Micha en reniflant.
Fandorine fronça les sourcils. Il y avait tout de même quelque chose qui clochait. Il n'était pas possible qu'un pleurnichard pareil fasse régner la terreur sur les milieux criminels d'une grande ville comme Moscou. Il fallait pour cela une volonté de fer et une force de caractère exceptionnelle. Ou quelque chose qui remplace avantageusement ces qualités. Mais quoi ?
- Où est le million ? demanda Eraste Pétrovitch d'un air morne.
- Là où il était, répondit Micha le Petit sans hésiter une seconde. Le nunchaku oscilla de nouveau, menaçant.
- Adieu, Mitia. Je t'avais prévenu. D'ailleurs je préfère cette solution, je vengerai ainsi mes deux camarades.
- Dieu m'est témoin, je te dis la vérité !
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Terrorisé, le petit homme se cacha le visage dans les mains, et, face à ce spectacle, Fandorine éprouva brusquement une insupportable nausée.
- Je joue franc jeu, grand-père, tiens, je le jure sur ma tête. Le fric a pas bougé de la serviette.
- Et où se trouve la serviette ? Micha avala sa salive, tordit nerveusement les lèvres et répondit d'une voix à peine audible :