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Après une courte hésitation, l'assesseur de collège fit un pas, un autre, et brusquement quelqu'un le frappa puissamment à l'arrière du cou avec le tranchant de la main. A demi étourdi, n'y comprenant rien, il s'effondra face contre terre. Là, on s'abattit sur lui et dans un souffle brûlant on lui dit à l'oreille :

- Où être maître à moi ? Toi tué lui, chien !

Péniblement, cherchant ses mots - le coup avait été rude et, en plus, la douleur se répercutait dans la bosse causée la veille par la bouteille -, Fandorine prononça en japonais :

- Alors, tu apprends tout de même des mots, fainéant !

Et, incapable de se retenir plus longtemps, il éclata en sanglots.

Il n'était cependant pas encore au bout de ses émotions. Quand, ayant bandé le crâne fracassé de Massa et trouvé un fiacre, Fandorine retourna chercher Micha le Petit dans l'antre de Fiska, la Tsigane n'était plus là et Micha, lui, n'était plus assis contre le mur, mais gisait à terre. Sans vie. Et il n'était pas mort de sa blessure au ventre : quelqu'un avait très soigneusement tranché la gorge au roi des bandits.

Son revolver prêt à tirer, Eraste Pétrovitch se précipita dans le couloir sombre, mais celui-ci partait dans plusieurs directions qui toutes s'enfonçaient dans les ténèbres profondes et humides. Non seulement il n'avait aucune chance d'y retrouver qui que ce fût, mais encore devait-il prier Dieu pour ne pas s'y perdre lui-même.

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En sortant du Bagne, Fandorine dut cligner des yeux, car le soleil était apparu au-dessus des toits. Installé dans le fiacre, Massa pressait contre lui la serviette qui lui avait été confiée, tandis que, de son autre main, il tenait fermement par le col un Abdoul solidement ficelé. A côté reposait un grand paquet informe : le corps de Ksavéri Féofilakto-vitch roulé dans une couverture.

- On y va ! cria Eraste Pétrovitch en bondissant près du cocher et pressé de quitter au plus vite ce lieu maudit. Rue Malaïa Nikitskaïa, Direction de la gendarmerie, et vite !

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C'est avec curiosité mais sans étonnement particulier que le maréchal des logis en faction devant l'entrée de la Direction moscovite de la gendarmerie (20, rue Malaïa Nikitskaïa) considéra l'étrange trio qui s'extirpait d'une voiture de louage. A ce poste, on en voyait de toutes les couleurs. En premier, trébuchant sur le marchepied, descendit un Tatar à barbe noire, avec les mains attachées dans le dos. Derrière, poussant dans le dos le prisonnier, venait un type bizarre aux yeux bridés, vêtu d'une espèce de houppelande en haillons, coiffé d'un turban blanc et portant à la main une riche serviette de cuir. Le troisième larron était un vieillard dépenaillé, qui sauta du siège du cocher avec une légèreté étonnante pour son âge. En regardant d'un peu plus près, le maréchal des logis s'aperçut que le vieillard tenait à la main un revolver et que ce n'était pas un bonnet que l'homme aux yeux bridés avait sur la tête, mais un torchon enroulé, maculé de sang par endroits. Cétait évident : il s'agissait d'agents secrets de retour d'opération.

- Evguéni Ossipovitch est là ? demanda le vieillard d'une voix jeune et autoritaire.

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Le maréchal des logis, homme d'expérience, ne posa aucune question et se mit au garde-à-vous :

- Oui, il est dans son bureau depuis une demi-heure.

- Fais venir l'officier de s-service, l'ami, dit le faux vieillard avec un léger bégaiement. Qu'il prenne en charge cet individu en état d'arrestation et qu'il s'occupe des formalités. Et là, dit-il en désignant d'un air sombre le fiacre où restait une sorte d'énorme sac, c'est un homme à nous qui a été tué. Qu'on le mette provisoirement à la glacière. Il s'agit de Grouchine, commissaire de la police judiciaire à la retraite.

- Oh, je me souviens parfaitement de Ksavéri Féofilaktovitch, Votre Noblesse, nous avons travaillé ensemble pendant des années.

Le maréchal des logis retira sa casquette et se

signa.

Eraste Pétrovitch traversa à grands pas le vaste hall et grimpa l'escalier. Massa réussissait tout juste à le suivre en balançant sa serviette pansue, dont le cuir semblait prêt à craquer sous la pression des liasses de billets. A cette heure matinale, le bâtiment était presque désert, et d'ailleurs ce n'était pas un lieu où se pressaient habituellement les visiteurs. Des cris et un tintement métallique parvenaient du fond du couloir, où une porte fermée portait un panonceau indiquant : " Salle de gymnastique des officiers ". Fandorine hocha la tête d'un air sceptique. Savoir tirer au fleuret, voilà bien encore une nécessité vitale pour des officiers de gendarmerie ! Et pour se battre avec qui, s'il vous plaît ? Avec les poseurs de bombes ? Toujours ces survivances du passé. On ferait mieux de leur apprendre le jiu jitsu ou, à la rigueur, la boxe

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anglaise ! Avant de pénétrer dans le secrétariat du grand maître de la police, l'assesseur de collège dit à Massa :

- Reste ici jusqu'à ce qu'on t'appelle, et veille bien sur la serviette. Ta tête te fait mal ?

- J'ai la tête solide, répondit fièrement le Japonais.

- Dieu merci ! Mais, attention, ne bouge pas de là.

Massa gonfla ses joues d'un air offensé, jugeant apparemment la recommandation superflue.

La haute porte à double battant ouvrait sur une réception à partir de laquelle, à en juger par les plaques, on pouvait aller soit tout droit pour gagner le bureau du grand maître de la police, soit à droite, vers les services spéciaux. En fait, Evguéni Ossipovitch avait également sa propre chancellerie boulevard de Tver, mais, s'y sentant plus proche des ressorts secrets de la machine gouvernementale, Son Excellence préférait son cabinet de la rue Malaïa Nikitskaïa.

En voyant entrer le vieillard dépenaillé, l'adjudant de service se redressa :

- Où allez-vous ?

- Assesseur de collège Fandorine, fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur. Pour affaire d'une extrême urgence.

L'adjudant hocha la tête et courut l'annoncer. Une demi-minute plus tard, Karatchentsev lui-même sortait de son bureau. A la vue du misérable vagabond, il se figea sur place.

- Eraste Pétrovitch, vous ? ! En voilà un déguisement ! Que s'est-il passé ?

- Beaucoup de choses.

Fandorine pénétra dans le cabinet du grand maître de la police et ferma la porte derrière lui.

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L'adjudant accompagna l'étrange visiteur d'un regard curieux, puis il se leva et jeta un coup d'oil dans le couloir. Il n'y avait personne, sinon un Kir-ghize déguenillé assis juste en face de l'entrée. Alors, l'officier s'approcha à pas de loup de la porte du général et y colla son oreille. On entendait la voix égale du fonctionnaire pour les missions spéciales entrecoupée de temps à autre par les exclamations du général. Hélas, on ne distinguait clairement que ces dernières. Ce qui donnait :

- De quelle serviette s'agit-il ?

. . *

- Mais comment avez-vous pu ?

- Et lui?

. . .

- Mon Dieu !

- A la Khitrovka ?

Soudain la porte du couloir s'ouvrit à la volée, et l'adjudant eut tout juste le temps de se redresser. Faisant mine d'être sur le point de frapper, il se retourna, furieux, vers l'homme qui venait d'entrer. Celui-ci, un officier inconnu qui serrait une grosse serviette sous le bras, fit un geste apaisant de la main et indiqua de la tête la porte latérale qui conduisait aux services spéciaux, avec l'air de dire : ne vous occupez pas de moi, c'est là-bas que je vais. Il traversa à grandes enjambées la vaste antichambre et disparut. L'adjudant colla de nouveau son oreille à la porte.

- C'est un cauchemar ! s'écria Evguéni Ossipo-vitch d'une voix déformée par l'émotion. Une minute plus tard, il s'écriait :

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- Khourtinski ? C'est incroyable !

L'adjudant était littéralement écrasé contre la porte, essayant de saisir ne serait-ce que quelques bribes du récit de l'assesseur de collège. Mais à ce moment-là, comme par un fait exprès, se présenta un messager porteur d'un pli urgent et il fallut bien l'accueillir et signer le reçu.