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entrepôt, bas mais robustement construit, il opina au balancement régulier des remorqueurs et des chaloupes qui s'alignaient le long du quai. Un sourire serein illuminait le visage mouillé, au front barré d'une traînée de mazout, de celui qui venait de ressusciter des morts. Il s'étira voluptueusement et, dans jette position ridicule, il se figea : une petite silhouette agile venait de se détacher d'un coin de l'entrepôt et se précipitait dans sa direction.
- Ah, les canailles, les monstres ! pestait, d'une voix aiguë, audible de loin, la silhouette qui continuait d'avancer. On ne peut vraiment rien leur confier, il faut tout vérifier. Qu'est-ce que vous deviendriez sans Pyjov ? Vous seriez complètement perdus. Perdus comme des chiots aveugles.
Saisi d'une colère bien compréhensible, Fandorine s'élança en avant. Le renégat avait tout l'air de ne pas soupçonner que sa traîtrise satanique avait été découverte.
Cependant, dans la main du secrétaire de gouvernement quelque chose de métallique se mit à briller d'un éclat qui ne présageait rien de bon, et Eraste Pétrovitch s'arrêta tout d'abord, pour ensuite reculer.
- Voilà qui est frappé au coin du bon sens, mon joli, l'approuva Pyjov, dévoilant une démarche féline aux foulées élastiques. Vous êtes un garçon intelligent, je l'ai compris immédiatement. Ce que j'ai là, dans la main, vous connaissez ?
Il brandit la chose métallique, et Fandorine distingua un pistolet à double canon, d'un calibre impressionnant.
- Un machin à faire frémir, poursuivit-il. Dans leur jargon, les bandits locaux l'appellent smasher. Tenez, si vous voulez bien regarder. Ici, on met deux
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balles explosives - celles-là mêmes qui ont été interdites par la conférence de Saint-Pétersbourg de 68. Mais, que voulez-vous, mon petit Eraste, ce sont des criminels, d'horribles malfaiteurs. Que leur importent les conférences humanitaires ! Or, dès qu'elle pénètre dans un corps mou, la balle explosive s'ouvre telle une fleur à pétales. Viande, os, veines, elle transforme tout en chair à pâté. Et vous, mon joli, tout doux, pas un geste, sinon dans l'affolement je vais tirer, et je ne me pardonnerai jamais une telle sauvagerie. D'autant qu'une balle comme ça dans le ventre ou quelque part dans cette région, cela fait très, très mal.
Secoué par un frisson, non plus de froid mais de peur, Fandorine cria :
- Iscariote ! Tu as vendu ta patrie pour trente pièces d'argent ! Et, de nouveau, il s'éloigna du sinistre canon.
- Comme disait le grand Derjavine, l'inconstance est le lot des mortels. En outre, vous m'offensez injustement, mon petit ami. Je me suis laissé séduire par une somme autrement plus sérieuse, que j'ai pris grand soin de transférer dans une banque suisse, pour mes vieux jours, afin de ne pas crever comme un chien. Mais vous, petit imbécile, dans quoi vous êtes-vous mis ? A qui avez-vous eu l'idée de vous attaquer ? A tirer dans la pierre, on ne fait que perdre ses flèches. C'est une forteresse, c'est la pyramide de Khéops. On ne l'abat pas d'un coup de tête.
Tandis qu'il parlait, Eraste Pétrovitch continua de reculer jusqu'à la rive et dut s'arrêter en sentant le parapet heurter sa cheville. De toute évidence, c'était exactement ce que cherchait Pyjov.
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- Très bien, voilà qui est parfait ! fredonna-t-il, s'arrêtant à dix pas de sa proie. Sinon, j'aurais eu le plus grand mal à traîner jusqu'à l'eau un jeune homme aussi bien nourri. Et ne vous en faites pas, mon précieux, Pyjov connaît son affaire. Pan ! et c'est fini. A la place d'un beau petit visage, une belle petite bouillie. Même si on te repêche, personne ne te reconnaîtra. Mais ton âme s'envolera immédiatement vers les anges. Une âme si jeune n'a pas encore eu le temps de pécher.
Sur ces mots, il leva son arme, ferma l'oil gauche et sourit avec délectation. Il prit son temps pour tirer, afin de jouir de l'instant. Fandorine regarda désespérément la rive déserte, faiblement éclairée par les premières lueurs de l'aube. Personne, pas âme qui vive. Cette fois, c'était la fin pour de bon. Il crut percevoir un mouvement près de l'entrepôt, mais n'eut pas le temps de bien regarder. Un coup de feu épou-vantablement fort éclata, bien plus fort que le plus fort des coups de tonnerre, et Eraste Pétrovitch, chancelant en arrière et poussant un cri déchirant, tomba dans ce fleuve dont il avait eu tant de peine à s'extirper quelques minutes plus tôt.
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Cependant, non seulement toute conscience n'avait pas abandonné celui sur qui l'on venait de tirer, mais encore ne ressentait-il aucune douleur. N'y comprenant rien, Eraste Pétrovitch se mit à battre des mains à la surface de l'eau. Que lui arrivait-il ? Etait-il mort ou vivant ? S'il était mort, pourquoi cette impression d'être complètement trempé ?
Au-dessus du parapet surgit la tête de Zourov. Fandorine ne s'en étonna pas le moins du monde : premièrement, en cet instant précis, il eût été difficile de trouver de quoi l'étonner et, deuxièmement, dans l'autre monde (si, bien sûr, c'était là qu'il se trouvait), il s'en passait parfois bien d'autres.
- Erasme ! Tu es vivant ? Ma balle t'a touché ? cria avec fougue la tête de Zourov. Donne-moi la main.
Eraste Pétrovitch sortit sa dextre de l'eau et, en un geste vigoureux, il fut ramené sur la terre ferme. Une fois remis sur ses pieds, la première chose qu'il vit fut la petite silhouette qui gisait face contre terre, la main tendue, refermée sur le lourd pistolet. Sur sa nuque, à travers ses rares cheveux poivre et sel, apparaissait un orifice noir, sous lequel s'élargissait une flaque sombre.
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- Tu es blessé ? demanda Zourov avec anxiété, palpant sous toutes les coutures le malheureux Eraste Pétrovitch tout dégoulinant d'eau. Je ne comprends pas comment cela a pu arriver. Une pure et simple révolution dans la balistique. Mais non, ce n'est pas possible.
- Zourov, vous ? ! fit Fandorine d'une voix enrouée, réalisant enfin qu'il se trouvait dans ce monde et non dans l'autre.
- Pas " vous ", mais " tu ". Nous avons bu à l'amitié, l'aurais-tu oublié ?
- Mais pou... pou... pourquoi ? demanda Eraste Pétrovitch, se mettant de nouveau à trembler de froid. Vous tenez absolument à en terminer vous-même avec moi ? Votre Azazel vous a promis une prime en échange, c'est ça ? Eh bien tirez, tirez, et soyez maudit ! J'en ai mon souper de vous tous, plus encore que de la kacha.
D'où cette comparaison avec la kacha lui était-elle subitement venue ? Une lointaine réminiscence resurgie de la petite enfance, sans doute. Eraste Pétrovitch était sur le point d'arracher sa chemise, comme pour dire : voici ma poitrine, tu n'as qu'à tirer, quand Zourov le secoua sans ménagement par les épaules.
- Arrête de délirer, Fandorine. Quel Azazel ? Quelle kacha? Laisse-moi te remettre les idées en place, dit-il en flanquant une paire de claques retentissantes au pauvre garçon exténué. C'est moi, Hip-polyte Zourov. Après tout ce qui t'est tombé dessus, rien d'étonnant à ce que tu aies la cervelle en compote. Appuie-toi sur moi. (Il prit le jeune homme par les épaules.) Je vais t'emmener à l'hôtel. J'ai un bon petit cheval attaché ici, et celui-là (il donna un coup
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de pied au corps inerte de Pyjov) a laissé son phaéton un peu plus loin. Nous arriverons plus vite que le vent. Tu vas te réchauffer, avaler un bon grog et m'expliquer tout ce cirque. Fandorine repoussa le comte avec force :
- Non, c'est toi qui vas m'expliquer ! D'abord (hic) qu'est-ce que tu fais là ? Pourquoi m'as-tu suivi ? Tu es de mèche avec eux ?
Gêné, Zourov tortilla sa moustache noire.
- Cela ne se résume pas en deux mots.