C'était la seconde fois que Varia entendait ce nom étrange et, comme la première fois, Fando-rine eut une réaction bizarre : il tira son menton en avant comme si son col de chemise était brusquement devenu trop serré.
- C'est il y a une dizaine d'années qu'Anvar Effendi a fait surface, quand l'Europe a commencé à s'intéresser au grand réformateur turc Midhat Pacha. Notre Anvar, qui alors n'était pas encore un Effendi, était son secrétaire. Tenez, voici les états de service de Midhat. (Mizinov sortit un document de son buvard et s'éclaircit la voix.) A l'époque il était gouverneur général du vilayet du Danube, et c'est sous son autorité qu'Anvar a organisé dans la région un service de diligences, construit un chemin de fer, mais également mis en place tout un réseau d'" islahans ", établissements scolaires de bienfaisance destinés aux orphelins tant musulmans que chrétiens.
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- Ah bon ! fit Fandorine, intéressé.
- Eh oui... C'est une belle initiative, n'est-ce pas ? D'une manière générale, Midhat Pacha et Anvar ont développé dans la région une telle activité qu'on a pu très sérieusement craindre de voir la Bulgarie quitter la zone d'influence russe, et Nikolaï Pavlovitch Gnatiev, notre ambassadeur à Constantinople, a dû user de toute son influence sur le sultan Abdùl-Aziz pour faire rappeler le trop zélé gouverneur. A la suite de cela, devenu président du Conseil d'Etat, Midhat a fait passer une loi sur l'enseignement obligatoire, une loi excellente, qu'entre parenthèses nous n'avons pas encore en Russie. Et devinez qui a élaboré cette loi ? Vous avez gagné, c'est Anvar Effendi. Tout cela serait très touchant si, outre son travail sur l'instruction, notre homme n'avait pas, dès cette époque, pris la plus grande part aux intrigues de la cour, sachant le grand nombre d'ennemis qu'avait son protecteur. On a essayé d'envoyer à Midhat des tueurs, glissé du poison dans son café, un jour on a même mis dans son lit une courtisane atteinte de la lèpre, et il entrait dans les attributions d'Anvar de protéger le grand homme de toutes ces gentilles farces. Cette fois le parti russe à la cour du sultan s'est révélé le plus fort, et en 1869 le pacha a été exilé le plus loin possible, comme gouverneur général de la sauvage et misérable Mésopotamie. Quand Midhat Pacha a entrepris de conduire là aussi des réformes, un soulèvement a éclaté à Bagdad. Savez-vous ce qu'il a fait ? Rassemblant les notables de la ville et les représentants du clergé, il leur a tenu un bref discours dont voici le contenu. Je vous le rapporte mot pour mot, car j'en admire sin-
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cèrement l'énergie et le style : " Vénérables mollahs, messieurs les notables ! Si dans deux heures les désordres n'ont pas cessé, je donnerai l'ordre de vous pendre tous, et je mettrai le feu aux quatre points cardinaux de la belle ville de Bagdad. Et tant pis si par la suite le grand padischah, qu'Allah l'ait en sa haute protection, me pend, moi aussi, pour me punir de ce méfait. " II va de soi que deux heures plus tard le calme régnait dans la ville. (Mizinov eut un ricanement et hocha la tête.) Après cela il pouvait passer aux réformes. En moins de trois ans qu'a duré la présence à Bagdad de Midhat en qualité de gouverneur, son fidèle collaborateur Anvar Effendi a réussi à y installer le télégraphe, à mettre en place un service d'omnibus dans la ville, à faire marcher des bateaux sur l'Euphrate, à créer le premier journal irakien et à recruter des élèves pour une école de commerce. Qu'est-ce que vous en dites ? Je ne parle même pas de choses moins importantes comme la création de la compagnie de navigation par actions " Os-mano-osmanienne " dont les bâtiments vont jusqu'à Londres en passant par le canal de Suez. Pour finir, par le moyen d'une intrigue extrêmement subtile, Anvar a réussi à faire tomber le grand vizir Mahmud Nédim qui dépendait à un tel point de l'ambassadeur de Russie que les Turcs l'avaient surnommé " Nédimov ". Midhat a alors dirigé le gouvernement du sultan, mais il n'a réussi à se maintenir à ce poste important que deux mois et demi, notre Gnatiev s'étant une fois encore révélé le plus fort. Le plus grand vice de Midhat, absolument impardonnable aux yeux de tous les autres pachas, est son caractère incorruptible. C'est ainsi
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qu'il a entrepris de lutter contre les pots-de-vin et prononcé devant les diplomates européens une phrase qui lui a été fatale : " II est temps de montrer à l'Europe que tous les Turcs ne sont pas de misérables prostituées ! " Ces " prostituées " lui ont valu d'être expulsé de Constantinople et de se retrouver gouverneur à Salonique. La petite ville grecque a alors connu une prospérité nouvelle, tandis que la cour du sultan s'enfonçait de nouveau dans le sommeil, la volupté et la dilapidation des biens de l'Etat.
Eraste Pétrovitch coupa brutalement la parole au général :
- Je vois que vous êtes tout simplement a-a-amoureux de cet homme, dit-il.
- De Midhat ? Incontestablement. (Le général haussa les épaules.) Et je le verrais avec bonheur à la tête du gouvernement russe. Malheureusement, il n'est pas russe, mais turc. En plus, c'est un Turc tourné vers la Grande-Bretagne. Nos objectifs sont diamétralement opposés, c'est pourquoi Midhat est un ennemi. Et un ennemi particulièrement dangereux. L'Europe a peur de nous et ne nous aime pas, en revanche elle a la plus grande estime pour Midhat, surtout depuis qu'il a donné une constitution à son pays. A présent, Eraste Pétrovitch, armez-vous de patience. Je vais vous lire une longue lettre que j'ai reçue il y a un an déjà de Nikolaï Pavlovitch Gnatiev. Elle vous donnera une excellente idée de l'adversaire contre lequel nous allons avoir à lutter.
Le chef des gendarmes sortit de son buvard un ensemble de feuillets couverts d'une petite écriture régulière de comptable et entama sa lecture :
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- " Mon cher Lavrenty, dans notre Stamboul protégé par Allah, les événements se développent avec une telle rapidité que moi-même je n'arrive pas à les suivre, et pourtant, sans fausse modestie, cela fait bien des années que ton fidèle serviteur a la main sur le pouls du Grand Malade de l'Europe. Non sans mes efforts, ce pouls était progressivement en train de faiblir et promettait bientôt de s'arrêter, mais voilà que depuis le mois de mai... "
II s'agit de l'année dernière, de 1876, tint à préciser Mizinov.
" Mais voilà que depuis le mois de mai, ce pouls s'est tellement emballé qu'on se demande si le Bosphore ne va pas quitter ses berges et si les murs de la ville impériale ne vont pas s'écrouler, ne te laissant plus la possibilité d'accrocher ton bouclier nulle part.
Tout se résume au fait qu'en mai, la capitale du grand et de l'incomparable sultan Abdul-Aziz, Ombre du Très Haut et protecteur de la foi, a vu revenir triomphalement de son exil Midhat Pacha accompagné de son éminence grise, le très rusé Anvar Effendi.
Cette fois, le sage Anvar, qui a acquis de l'expérience, s'est mis à agir à coup sûr, à la fois à l'européenne et à l'orientale. Il a commencé à l'européenne : ses agents se sont répandus dans les chantiers navals, à l'arsenal, à l'Hôtel des monnaies, et les ouvriers, qui n'avaient pas été payés depuis fort longtemps, sont sortis en masse dans les rues. Après cela, il a eu recours à un truc typiquement oriental. Le 25 mai, Midhat Pacha a déclaré aux croyants qu'il avait été visité la nuit par le prophète (va donc
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vérifier !), qui a confié à son esclave la tâche de sauver la Turquie en péril.
Pendant ce temps-là, mon bon ami Abdul-Aziz passait son temps comme à l'accoutumée dans son harem, en la plaisante compagnie de son épouse préférée, la délicieuse Mihri Hanim, qui, étant sur le point d'accoucher, faisait caprice sur caprice et exigeait la présence constante de son maître. Cette belle Circassienne aux cheveux d'or et aux yeux bleus, outre sa beauté exceptionnelle, s'était illustrée aussi par le fait qu'elle avait su vider entièrement la caisse du sultan. Rien que dans la dernière année, elle avait laissé dans les magasins français de Fera plus de dix millions de roubles, et on comprend parfaitement que, comme le diraient les Anglais enclins à la litote, les habitants de Constantinople ne lui portent que fort peu de sentiments affectueux.