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Pas une once de tristesse ne perçait dans la voix du remingtoniste. C’était un type comme ça, visiblement : pour lui, l’un était « pouah », l’autre était un petit rat et le troisième une vieille araignée.

— Qui lui a fait ça ? demanda tout bas Eraste Pétrovitch.

— Ces choses-là ne nous concernent pas. A grands rapaces, grands ennemis. Ils ont de quoi se bouffer le nez. Le chêne géant s’élevait bien haut, puis il s’est écroulé. Ce faisant, il a écrasé deux fourmis, mais qui se préoccupe de deux méprisables petits insectes ?

L’assesseur de collège fit mine de ne pas comprendre.

Landrinov eut un rire méchant :

— Evidemment, vous n’êtes pas au courant. A part von Mack, deux autres personnes ont été empoisonnées, mais c’était du menu fretin et tout le monde s’en fiche. Pensez, un pauvre type chargé du ménage, et un autre, un certain Stern, le fiancé de Mavra. Entre nous, celui-là, c’était un sale petit mec. Avec quoi il avait accroché sa fiancée, vous le savez ? Avec deux choses : son nom et Paris.

Cette fois, ce fut pour de bon qu’Eraste Pétrovitch ne comprit pas.

— Pardon ?

— Mavra Loukinichna n’aime pas son nom de famille : Serdiouk.

— Pourquoi ?

— C’est exactement la question que je lui pose. C’est un nom comme un autre, mais elle ne le supporte pas. Elle dit : que peut espérer en Russie une femme qui s’appelle Serdiouk ? Devenir boutiquière ? Marchande ? Au mieux, accoucheuse. Or, elle rêve de devenir peintre. Alors Stern, cette crapule, en a profité. Il y a quelque temps, il a hérité de sa tante. Pas énormément, environ cinq mille roubles, mais ça ne l’a pas empêché de proposer aussitôt le mariage à Mavra. Nous irons à Paris, il lui a dit, c’est là qu’actuellement se trouvent tous les plus grands peintres. Et vous aurez un beau nom : Mme Stern. Elle, l’idiote, a mordu à l’hameçon. Seulement, le bon Dieu en a décidé autrement. Elle n’aura ni le nom ni Paris.

Dans la voix du remingtoniste perçait une évidente satisfaction. Un vrai misanthrope, se dit Eraste Pétrovitch. D’ailleurs, c’est vrai, il a le teint tout jaune, à force de déverser sa bile.

— Et pourquoi Mavra Loukinichna est-elle venue ? Sans doute pour obtenir une aide en liaison avec la mort de son fiancé ?

Landrinov eut un ricanement.

— Ça, elle peut toujours en attendre une, d’aide, de la part de von Mack. Elle vient régulièrement voir son petit papa, c’est notre chef de bureau. Elle lui apporte son déjeuner. Ils ont un appartement de fonction tout près d’ici.

L’homme continuait de dévisager Fandorine, incapable de se calmer.

— Non, vraiment, qu’est-ce qu’elle peut bien vous trouver ? Pas d’allure, le teint pâle, et en plus les tempes grises. La taille à la rigueur. Mais moi, regardez, je ne suis pas beaucoup plus petit. Pourtant, elle ne m’a pas une seule fois proposé de faire mon portrait !… Bon, enfin, allons-y, je vous conduis. Là, après le petit couloir, c’est tout de suite à gauche.

La veille au soir, lorsque l’assesseur de collège avait rencontré les von Mack, le secrétariat était vide, car la journée de travail était terminée. Pour l’heure, en revanche, dans la vaste pièce au plafond bas se trouvaient quatre personnes : un vieil homme aux manchettes usées et un jeune homme à l’air patelin étaient à leur table de travail ; dans un coin, assis dans un fauteuil, somnolait un moustachu ; près de la porte opposée, une jeune femme aux joues roses se tenait debout et bâillait.

Il fallait maintenant comprendre qui était qui dans ce bureau et dresser la liste de ceux qui avaient été en mesure de verser le poison dans la théière.

Triste vie

Toute la journée y passa. Non pas, bien sûr, à faire connaissance avec les différents collègues (cela ne prit même pas cinq minutes), mais à déterminer, prudemment et de façon détournée, où était chacun et ce qu’il faisait ce fatal jeudi 6 septembre.

Aucun n’avait d’alibi.

De par ses fonctions, l’atrabilaire Landrinov portait les feuilles fraîchement imprimées dans le cabinet du directeur et, si le patron n’était pas là, il les posait simplement sur la table. Par conséquent, il avait pu s’approcher discrètement de la théière.

Juste à côté de la volumineuse Remington, qui emplissait la pièce tout entière de son cliquetis, se trouvait la table de travail du jeune secrétaire à la mine sournoise. Il se prénommait Taïssi. A chaque fois que retentissait une sonnerie électrique, il se précipitait dans le bureau du directeur. Il en revenait avec des papiers, qu’il allait porter au rez-de-chaussée. Taïssi pouvait-il verser l’arsenic dans la théière pendant que le patron était, disons, occupé à signer un document ou à parler dans l’appareil téléphonique ? Cela n’était pas exclu.

Le moustachu qui somnolait quand le « stagiaire » était entré se révéla être le valet de chambre Fiodot Fiodotovitch et non un employé du secrétariat. Il avait servi le précédent patron et était resté auprès du nouveau. Posée près de lui, sur une petite table, se trouvait une sonnette particulière. Lorsqu’elle retentissait, Fiodot Fiodotovitch entrait dans le cabinet du directeur pour dresser la table du petit déjeuner, présenter son manteau à son maître et autres tâches de ce genre. Tout le reste du temps, il demeurait assis à lire un journal ou à somnoler. Fandorine, cependant, remarqua que, même lorsqu’il ronflotait paisiblement, le valet de chambre entrouvrait de temps en temps un śil pour observer ce qui se passait dans la pièce. Quant aux employés, dès qu’une conversation s’engageait sur un sujet étranger au travail, ils baissaient la voix et regardaient du côté du fauteuil. Un possible suspect ? Sans aucun doute.

La cuisinière, Moussia, méritait pour sa part une attention particulière : c’était elle qui avait apporté la malencontreuse théière. Cette solide jeune femme aux allures de paysanne se trouvait en permanence dans un réduit contigu au secrétariat. Ses fonctions de cuisinière se résumaient à préparer pour l’ex-patron, qui souffrait d’une maladie de l’estomac, certaines purées et boissons. Serge Léonardovitch, n’ayant besoin d’aucune nourriture diététique particulière, avait fait part de son intention de renoncer à ses services, mais Eraste Pétrovitch lui avait demandé de n’en rien faire pour l’instant. Moussia se languissait dans l’inaction et se plantait à intervalles réguliers sur le seuil de la porte pour regarder les employés.

Enfin, comme cinquième suspect il convenait d’ajouter le chef de bureau, le secrétaire Louka Lvovitch Serdiouk, le père de la jeune artiste peintre. Toute son activité se limitait à faire la navette entre le bureau et l’antre de la direction. En observant Louka Lvovitch1, l’assesseur de collège s’étonna une fois de plus de voir combien, parfois, les noms pouvaient s’accorder avec ceux qui les portaient. En effet, la tête du secrétaire en chef, rétrécie vers le haut et surmontée d’un toupet gris, rappelait étonnamment un oignon. Il serait intéressant de connaître le père de ce monsieur, se dit l’assesseur de collège. Etait-il possible qu’il ressemblât à un lion ?

Les pensées futiles de ce genre commencèrent à submerger Eraste Pétrovitch, conséquence de l’horrible monotonie des tâches et d’une sorte d’ennui poussiéreux qui imprégnait tout cet endroit. Le faux secrétaire n’avait aucun véritable travail à accomplir – il rangeait des papiers et, arborant une mine concentrée, dessinait des idéogrammes dans son bloc-notes. A deux ou trois reprises, il fit mine d’aller voir le baron pour raison de travail ; ce dernier était en effet impatient de savoir vers quelles conclusions s’orientait le fonctionnaire chargé des missions spéciales. En l’absence de toute réponse, le « secrétaire » pouvait regagner son poste. Il fixait des pages blanches, conversait prudemment avec les uns et les autres. Le temps passait avec une lenteur désespérante.