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Au compte des résultats positifs de la journée, il convenait de porter le fait que le cercle des suspects se limitait strictement à ces cinq personnes. Certes, des courriers et des télégraphistes passaient au bureau, le laquais et le cocher personnels du baron venaient apporter des messages à Fiodot Fiodotovitch, mais on pouvait s’abstenir de les prendre en compte dans la mesure où aucun de ces gens étrangers à l’entreprise n’avait la possibilité de se glisser subrepticement dans le cabinet du directeur ou dans la cuisinette de Moussia.

Une fois établie la liste des suspects, Eraste Pétrovitch passa aux observations d’ordre psychologique.

Le chef de bureau. Le héros du Manteau de Gogol, Akaki Akakiévitch en chair et en os. Bien que leur supérieur, il n’éveillait pas la moindre crainte chez ses subordonnés. Timide, mesquin, pingre. Il était difficile d’imaginer dans le rôle de l’empoisonneur ce petit bonhomme effacé et à la mine contrite, mais il faut toujours se méfier de l’eau qui dort.

Le remingtoniste. Manifestement, un homme aux nerfs malades : irritable, belliqueux. En revanche, excellent travailleur, se débrouillant à merveille avec son énorme machine. Contrairement à Serdiouk et Taïssi, il parlait normalement, sans baisser la voix.

Le valet de chambre, Fiodot Fiodotovitch. Il plaçait rarement un mot dans la conversation, et encore, moins pour avancer une idée que pour se donner de l’importance. De même, il feuilletait les journaux pour faire l’intéressant : c’est tout juste s’il savait lire et écrire. Quand il ne faisait pas semblant de dormir, mais s’assoupissait pour de bon, l’extrémité de ses moustaches commençait à remuer à un rythme régulier. Les deux secrétaires en avaient la frousse.

Taïssi Zaousentsev. A l’exception de Landrinov, tous, y compris la cuisinière, l’appelaient « Tassenka », autrement dit « mon petit Taïssi ». Lui-même usait avec eux de toutes sortes de diminutifs plus ou moins ridicules. Prévenant, on l’avait vu ramasser un élastique pour le donner à Serdiouk, souffler une poussière sur la manche du remingtoniste : « Landrinouchka, une vilaine petite saleté s’est collée sur votre épaule. » Landrinov lui avait fait « Chut ! », et le jeune homme, avec un ricanement, s’était éloigné en virevoltant gracieusement. Curieux personnage : il cache un petit miroir entre les pages d’une éphéméride et s’y admire de temps à autre.

La cuisinière. Quand, pour tromper l’ennui, elle a entrepris de servir le thé aux employés du bureau, elle a ostensiblement cogné chaque verre contre la table avec un air de reine offensée. Elle marmonnait dans sa barbe, mais tout de même assez fort pour qu’on l’entende, qu’auparavant elle servait « monsieur » et que maintenant elle avait « perdu toute dignité ». Apparemment, une femme extrêmement bête. Ou alors, au contraire, exceptionnellement intelligente.

A Fandorine, habitué à une tout autre existence, la vie de bureau apparaissait étrange et surprenante. D’un côté, on avait l’impression que ce n’était pas la vie, mais une sorte de marais sommeillant. Pourtant, sous cette surface entièrement couverte de lenticules, se cachaient non moins de sentiments et de passions que dans un bal mondain, les allées du pouvoir ou une conférence diplomatique. Les tourments de la pauvre Moussia le cédaient-ils en intensité aux affres de l’impératrice Joséphine délaissée par Napoléon ? Le journal de Fiodot Fiodotovitch obligeait à se rappeler le fameux śil aveugle contre lequel Koutouzov appliquait sa longue-vue lors de la bataille de Borodino. La philippique dans laquelle s’était lancé Serdiouk à propos de « certaines personnes incapables d’utiliser les agrafes avec parcimonie » se distinguait par sa sincérité. Le regard sournois, insaisissable, du sirupeux « Tassenka » renfermait un mystère. Haineux de tout et de tous, Landrinov aurait pu en remontrer au misanthrope Caligula. Or, l’un d’eux, ne l’oublions pas, jouait en plus les César Borgia.

L’inactivité et la rêverie amenèrent Eraste Pétrovitch à philosopher.

Oh, de Nicolas Gogol à Fiodor Dostoïevski, la littérature russe se fourvoie avec sa vision apitoyée des « petites gens ». Ces êtres-là n’existent pas et ne peuvent exister. Il ne faut plaindre ni l’Akaki Akakiévitch du Manteau ni le Mackar Diévouchkine des Pauvres Gens. Ce ne sont pas de nos larmes qu’ils ont besoin, mais de notre respect et de notre attention. Ça oui, chaque homme le mérite. Et plus il est silencieux et discret, plus profond est enfoui son secret.

Pourquoi, par exemple, personne dans ce bureau ne manifeste de curiosité à l’égard du nouveau venu ? Tous, à part le remingtoniste, se conduisent poliment avec le « secrétaire » et ne refusent pas de répondre quand on les interroge, mais eux-mêmes ne posent aucune question. Par gêne, par discrétion ? Ou bien s’agit-il d’autre chose ?

Et puis, comment interpréter leur silence absolu concernant l’horrible drame survenu ici même le jeudi précédent ? Fandorine avait bien essayé d’aborder le sujet des empoisonnements avec un secrétaire puis avec l’autre, mais aussitôt l’un comme l’autre s’était trouvé une tâche urgente à l’autre bout de la pièce ; le valet de chambre, pour sa part, s’était mis à ronfler avec application ; quant à Moussia, elle s’était réfugiée dans sa cuisine. Seul Landrinov n’avait pas fui, se contentant de bougonner : « Arrêtez, d’accord ? Ne m’empêchez pas de travailler ! »

Mais soudain, à une heure pile, un soleil radieux dissipa la brume du marécage : Mavra apportait son déjeuner à son père. Tous les présents s’animèrent, commencèrent à s’agiter. Chacun sortit son casse-croûte, tandis que Moussia servait le thé, cette fois sans du tout bougonner.

Naturellement, comme si cela allait de soi, tous se tournèrent vers la table du chef de bureau, qui se régalait d’une croquette de viande et de pirojki faits maison. Landrinov mâchonnait du pain et du saucisson bon marché, Tassenka buvait un bouillon directement au goulot d’une bouteille isolante, Fiodot Fiodotovitch ne mangeait rien (il devait considérer cela indigne de lui) mais écoutait lui aussi le babillage de Mavra avec un évident plaisir.

— … J’ai vu une reproduction. Cela s’appelle Le Déjeuner sur l’herbe ! Quand ce tableau a été exposé, tout Paris a été frappé. Des nymphes et des odalisques nues sont une chose, mais là, sont représentés deux hommes d’aujourd’hui assis dans l’herbe, un panier de fruits, une boule de pain et, au milieu des deux hommes, une dame entièrement nue. A l’arrière-plan, il y a une autre femme.

La demoiselle attrapa sur la table le premier papier qui lui tombait sous la main, le retourna et esquissa au crayon la disposition des personnages.

— C’est un pique-nique à la campagne. Et les femmes sont de mśurs légères, naturellement. Quel scandale !

Louka Lvovitch regarda le dessin et aussitôt se signa :

— Dégoûtant, fit-il avant de s’écrier, affolé : Mais qu’est-ce que tu as fait, ça ne va pas ! Tu as dessiné sur le rapport de la ligne Saratov-Samara !

— Ce n’est pas très grave, fit Tassenka, arrivant dans une envolée. Donnez, je vais gommer ça, on ne le verra même pas. Dessinez tout ce que vous voulez, chère Mavrotchka. J’ai une gomme autrichienne, je n’aurai aucun mal à effacer toutes ces petites choses.

Landrinov repoussa le jeune secrétaire, s’empara de la feuille.

— Essaie un peu d’effacer, tu vas voir ! Donne-moi ça ! Je le garde en souvenir, et le rapport, je vais l’imprimer à nouveau.

— Le nom de ce peintre, je ne m’en souviens plus, mais à Paris absolument tout le monde le connaît, prononça Mavra, songeuse. Ah, si seulement je pouvais faire partie de ses élèves… Un rêve !

— C’est impossible, car… commença Fandorine depuis sa place, voulant dire qu’Edouard Manet était mort depuis déjà plusieurs mois.