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Mais, refusant d’entendre la suite, l’impétueuse jeune fille l’arrêta d’un geste plein d’amertume.

— Oui, je sais, je sais ! Je ferais mieux d’oublier Paris. Vous ne me laissez même pas rêver.

Toutefois, elle regarda le « stagiaire » sans aucune animosité, et même avec un sourire.

— Alors, toujours pas décidé à poser pour moi ?

Mais elle était déjà en train d’esquisser quelque chose sur une autre feuille de papier. Son père ne put que pousser un « oh ! » indigné.

— Quand voulez-vous donc que je pose ? répondit Eraste Pétrovitch en lui rendant son sourire. Vous voyez bien que je suis au travail.

— Aucune importance. Vous travaillez, et moi je m’installe dans un coin. Tout le monde ici est habitué. J’ai déjà fait le portrait de papa, et celui de Moussia. Demain, j’apporte mon chevalet. Et vous, surtout, venez en uniforme, comme aujourd’hui. Le noir avec les broderies dorées vous va à merveille.

Quand la jeune fille se fut éclipsée, tout sembla s’assombrir à nouveau. Les plumes se remirent à grincer tristement, la Remington reprit son cliquetis, le valet de chambre se camoufla derrière La Gazette de Moscou et s’endormit.

Eraste Pétrovitch, quant à lui, en vint à une nouvelle conclusion d’ordre philosophique : les jeunes filles jolies et pleines de vie sont un miracle divin, au même titre que le buisson ardent ou le passage de la mer Rouge. C’est étonnant de voir à quel point les hommes et la vie elle-même sont transformés par la seule présence d’une jeune fille telle que Mavra ! Et il suffit qu’elle disparaisse pour que tous se retrouvent comme plongés dans une lumière crépusculaire.

La seconde moitié de la journée de travail fut tout à fait pénible ; le temps semblait ne pas avancer.

Le seul événement qui apporta une certaine animation à la routine fut l’apparition d’un Asiate en livrée framboise et coiffé d’une casquette portant l’inscription « Société des Vapeurs ». Venu apporter un pli à remettre en main propre au directeur, il fut introduit avec solennité par le valet de chambre dans le cabinet de von Mack.

— Ce Mossolov perd complètement la boule. Voilà maintenant qu’il prend des Chinois comme commissionnaires, murmura Louka Lvovitch.

— Et tantôt, c’est un sourd-muet qui est venu, ricana Tassenka. Incapable de sortir autre chose que des « mou.. » et des « meuh… ». Exactement comme un veau.

Moussia faillit s’étrangler de rire : la comparaison avec le veau l’avait mise en joie.

Mais ils n’eurent pas le loisir de cancaner bien longtemps. L’Asiate ne resta pas plus d’une demi-minute chez Serge Léonardovitch. De toute évidence, le message n’exigeait pas de réponse.

Grossier à son habitude, Landrinov demanda au commissionnaire :

— D’où tu viens, l’épouvantail ?

Le messager de Mossolov ne répondit rien. Il se contenta de regarder fixement tous les présents de ses petits yeux bridés, puis décampa.

On parla de l’Asiate pendant encore quatre ou cinq minutes, puis on se tut à nouveau.

A la toute fin de la journée, Fandorine passa chez le baron.

— Alors ? demanda ce dernier. L’affaire avance ?

L’assesseur de collège, perplexe, haussa les épaules, sur lesquelles scintillaient les petites pattes dorées de l’Institut impérial des voies de communication.

— On m’a apporté un message de Mossolov. Admirez.

Fandorine prit la petite feuille toute froissée (apparemment, elle avait été mise en boule rageusement, puis de nouveau dépliée).

En quelques lignes négligemment jetées, le patron de la Société des Vapeurs proposait au « cher monsieur Serge Léonardovitch » de renoncer à « un certain projet », dans la mesure où il ne pouvait « rien en sortir, sinon une grande confusion ».

Le baron se départit de sa retenue coutumière.

— Il est sûr de sa victoire, le gredin ! Combien de temps vous faut-il encore, Fandorine ?

— Je l’ignore, répondit très calmement le fonctionnaire chargé des missions spéciales en rendant la feuille.

— Que se passe-t-il dans le bureau ? On cancane ? On regrette mon père ou non ?

« Je ne me suis pas fait embaucher comme mouchard », faillit rétorquer Eraste Pétrovitch, mourant d’envie de remettre à sa place le magnat des transports. Mais il regarda le brassard de deuil à la manche de redingote du baron et s’abstint d’une brusquerie aussi directe.

— Dans votre secrétariat, on ne parle pas de choses étrangères au service. Tous les employés travaillent sans relâche, le dos courbé tels les esclaves des plantations.

— Je perçois un reproche dans votre ton, je me trompe ? (Serge Léonardovitch croisa les bras sur la poitrine.) En effet, dans la compagnie von Mack, on n’encourage guère l’oisiveté. En revanche, nos employés reçoivent des appointements une fois et demie supérieurs à ce qu’ils sont chez Mossolov. Si quelqu’un est malade, nous payons ses soins. Celui qui a travaillé dix ans sans blâme ni amende se voit attribuer un appartement gratuit. Vingt-cinq ans de service, et vous avez droit à la retraite. Où trouve-t-on ailleurs en Russie des conditions pareilles ?

Et, de fait, ces conditions étaient exceptionnelles. S’étant quelque peu radouci, Fandorine demanda :

— Tout cela est pour les vivants, pour ceux qui peuvent encore vous être utiles. Mais si l’esclave passe de vie à trépas ? Kroupennikov avait une famille, d’après ce que l’on m’a dit. Stern, apparemment, n’avait pas de parents, mais il laisse une fiancée. Qui s’apprêtait à aller à Paris pour y étudier la peinture. Et maintenant, fini les rêves.

— Ecoutez, monsieur l’assesseur de collège, prononça von Mack d’une voix glaciale. Vous êtes quoi, membre d’une association philanthropique ? Vous vous êtes engagé à trouver l’empoisonneur, alors tenez votre promesse et cessez de vous mêler de mes relations avec mon personnel.

Sur quoi, on se sépara.

Afin de s’immerger totalement dans la vie d’un employé de bureau ordinaire, Eraste Pétrovitch avait loué une chambrette miteuse et décidé de subsister avec cinquante kopecks par jour (dans la vie normale, c’est ce que coûtait le plus petit des cigares que fumait le fonctionnaire chargé des missions spéciales).

Jadis, quand il était jeune et pauvre, cette somme lui aurait très largement suffi, mais, comme chacun le sait, on se déshabitue facilement des choses désagréables. S’en sortir avec le minimum est tout un art. Qui s’oublie si on ne le pratique pas quotidiennement.

Au magasin, Eraste Pétrovitch mit un temps fou à choisir quelles provisions acheter. Finalement, il prit pour trente kopecks de cigarettes et dépensa le reste à un pain aux raisins et une livre de thé. Pour le sucre, il n’avait déjà plus assez.

La chambre qu’il avait louée était affreuse et sale. Avant de prendre le thé, il eut envie de remettre de l’ordre. Ayant emprunté un balai à la logeuse, l’assesseur de collège souleva un tourbillon de poussière jusqu’au plafond, se salit de la tête aux pieds, mais n’obtint aucune amélioration visible.

Rien à faire, le pauvre étudiant n’avait pas de quoi embaucher une femme de ménage.

Quant au valet de chambre Massa, il était occupé à exécuter une mission importante et très délicate.

En réunissant des informations sur le supposé instigateur du meurtre, à savoir le conseiller de commerce Mossolov, Eraste Pétrovitch avait appris que la Société des Vapeurs recrutait en permanence « pour divers travaux, des sourds de naissance ne sachant ni lire ni écrire ». Ainsi était-il précisé dans l’annonce qui, jour après jour, se retrouvait dans les journaux de Moscou. On comprenait mal comment les gens qui intéressaient Mossolov pouvaient, étant analphabètes, avoir connaissance de cette offre d’emploi, mais l’annonce elle-même intrigua au plus haut point l’assesseur de collège. Il chercha à comprendre ce qui se cachait derrière. Il s’avéra que Mossolov passait pour un homme difficile, méfiant, voyant des espions partout, et que, pour cette raison, il employait comme commissionnaires, courriers et estafettes exclusivement des gens qui ne risquaient pas de bavarder, et cela parce qu’ils ne le pouvaient pas.