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Futoya, tout en saluant le terrible messager, se rapproche à quatre pattes de la geisha. Le Silencieux les regarde, la main tendue en un geste impérieux. Il a rangé le poignard dans son sein.

O-Bara renverse la lanterne. Celle-ci s’éteint. Noir.

Voix d’O-Bara. Mes jambes, sauvez-moi !

Voix de Futoya. Attends ! Et moi, que fais-je ?

On entend un martèlement de pas précipités.

Le rideau se ferme.

Durant la scène du mitiyuki, on change, derrière, le décor.

Deuxième mitiyuki

Sur le hanamiti, O-Bara et Futoya courent sur place, au centre d’un disque de lumière. Ils semblent s’enfoncer dans du sable ; leur progression est pénible, comme dans un cauchemar ; ils ont le souffle court et oppressé. La geisha a devancé le marchand. Elle a abandonné ses sandales laquées et coincé les pans de son kimono dans sa ceinture, pour courir plus commodément.

Futoya. Cette course est absurde ! On ne saurait les fuir ! Partout nous chercheront, fût-ce au fond de la mer !

O-Bara (sans se retourner). Ce n’est pas le ninja, c’est toi, pauvre imbécile, que je fuis. C’est à toi qu’on remit le dragon. C’est toi qu’on cherchera !

Futoya force l’allure et bientôt la rattrape.

Futoya. Tu n’as donc jamais eu aucun amour pour moi ?

O-Bara. Oh si ! Mais il n’est plus ici question d’amour !

Futoya. Tu as raison, encore. Et le conseil est bon. Qu’il te règle ton compte, entre-temps je m’éclipse !

Il l’agrippe par la manche, la fait choir avec violence, tandis que lui-même s’élance en avant.

Pourvu que je parvienne aujourd’hui à survivre, je paierai le jônin pour qu’il me laisse libre.

O-Bara le retient par le bas de son kimono. Il s’affale par terre. Tous deux alors se relèvent d’un bond et reprennent leur course panique en se bousculant l’un l’autre.

Le récitant.

Dans toute sa splendeur s’expose sous vos yeux

Cet amour empesté que tantôt Okasan

Dans notre acte premier qualifiait d’infernal.

Un feu étincelant embrase les amants,

Mais ce feu ne sait guère à leurs cśurs donner flamme.

Il les glace au contraire. Ici chacun s’agite,

Court après son profit, quand au bout du chemin

La bouche de l’enfer s’ouvre toute béante…

Il bat du tambour.

Un faisceau de lumière fait sortir des ténèbres le Silencieux, campé devant le rideau. Le ninja porte à sa bouche une sarbacane de bambou, souffle une flèche empoisonnée, et Futoya s’écroule. Une autre flèche, et O-Bara s’effondre à son tour. Ils se contorsionnent un instant sur le sol puis retombent inertes.

Le Silencieux s’approche des cadavres. Il tire de derrière son dos un poignard à lame serpentine, puis se penche. On ne voit pas ce qu’il fait. Le faisceau s’éteint.

Noir. On entend le Silencieux regagner la scène.

Froissement d’étoffe du rideau.

Coup de tambour.

Troisième tableau

De nouveau le temple abandonné. Tout est sombre à l’intérieur, seul un unique faisceau de lumière éclaire le Silencieux. Il est assis sans masque, mais son visage reste invisible, car l’acteur tourne le dos à la salle. Ses bras sont tendus, en croix : dans la main gauche, une tête de femme ; dans la droite, une tête d’homme.

Le récitant.

L’affaire est inouïe ! Alors qu’il n’a pas même

Accompli sa mission un shinobi réclame

Auprès de son jônin un urgent entretien.

Voudrait être céans relevé de sa tâche

Au prétexte insensé que le commanditaire

De lui-même déjà a rompu le contrat…

Il bat du tambour.

La statue de Bouddha s’éclaire par-derrière d’une pâle lueur. Une voix s’élève.

Le Silencieux pose les deux têtes sur le sol, croise respectueusement les mains sur ses genoux, incline le front.

L’Invisible. Silencieux, j’ai bien lu ta requête et j’avoue que je n’ai pas sans mal dominé ma colère. Si je ne connaissais tes multiples mérites, je te donnerais ordre d’abréger là tes jours…

Le Silencieux tire son poignard à lame serpentine et le colle contre sa gorge, montrant là qu’il est prêt à exécuter sur-le-champ pareil commandement.

L’Invisible (poursuivant). … et confierais l’affaire à un autre ninja. La sentence se doit d’être suivie d’effet.

Peu importe qui est client ou bien victime, c’est pour nous, shinobi, un point d’honneur sacré. Sans peur nous transgressons toutes les lois humaines, le peuple voit en nous des suppôts de l’enfer. Nous marchons dans la nuit, mais il est une étoile dont la lueur toujours suit notre chemin furtif.

L’homme ignore pourquoi il vit sur cette terre. Il s’invente sans fin des jouets pour se distraire, comme le bien, le mal, la laideur, la beauté, et entrave ses pas de ces pesantes chaînes. Mais seul l’Eveillé sait ce que sont bien et mal ; le beau facilement devient difformité. Et seul est à compter cet unique principe : quand la Voie est choisie, ne plus s’en détourner.

La Voie du shinobi, c’est le meurtre, un métier élevé par nous autres au noble rang des arts. Sois fidèle à l’honneur. Suis la lueur de l’étoile. Qui est-on sans honneur ? Un simple scélérat.

La tête du Silencieux s’incline toujours plus bas. Il finit par tomber face contre terre, en signe d’absolue soumission.

C’est fort bien. Accomplis point par point ta mission, et te pardonnerai cette faiblesse. Allez !

Non ! une chose encore. Trouve-moi le dragon. Tu réponds sur ta vie de ce mien talisman…

La statue s’efface de nouveau dans l’ombre. Le Silencieux se redresse brusquement. Il reste agenouillé, immobile, évoquant à s’y méprendre la silhouette de Bouddha.

Le récitant.

Honteux des durs propos tenus par le jônin,

Le Silencieux voit bien toute leur vérité.

Pourquoi vivre sur terre ? Pourquoi semer la mort ?

Pourquoi sans hésiter trancher sa propre langue ?

A quoi sert tout cela, s’il renonce à la Voie ?

N’aurait pareille vie plus nul sens ni honneur.

Le requin ni le lion sans sang ne sauraient vivre.

Le shinobi périt, qui trahit le Chemin !

Ainsi se parlait-il, pour affermir son cśur.

Entre amour et devoir, devoir était vainqueur.

Coup de tambour.

Le Silencieux bondit sur ses pieds et se fige. Dans sa main brille un poignard à lame serpentine.

Noir progressif. Rideau.

La scène pivote.

Quatrième tableau

Le jardin devant le pavillon d’Izumi. Il fait nuit. Les shôji sont tirés, mais de la lumière brille à l’intérieur. On voit la silhouette de la geisha qui mélancoliquement pince les cordes du shamisen.

Le Silencieux entre en scène d’un pas furtif. Il s’arrête devant l’engava. Dégaine son couteau. Se fige dans une totale immobilité.

Le récitant.

Et cette même nuit, déférant au destin,

Le ninja est allé accomplir son devoir.

Aujourd’hui adviendra ce que veut le karma.

L’homme n’est pas de force à corriger le sort.

Et pourtant dès qu’il voit l’ombre tant familière,

Le Silencieux hésite à s’avancer encore…

Il bat du tambour.

A l’extrémité de l’engava apparaît Soga. Découvrant le Silencieux, poignard à la main, il tire son sabre et, sans un mot, fond sur l’assassin dans un assaut furieux.

Suit une scène de duel singulière : le combat se déroule dans le plus grand silence. Les deux adversaires se déplacent sans produire le moindre bruit. L’art de l’escrime du shinobi a ceci de particulier que l’homme pare les coups non pas au moyen d’une arme, mais en effectuant des déplacements très rapides, des bonds, et même parfois des sauts périlleux. Le long sabre de Soga fend constamment le vide. Le Silencieux, quant à lui, n’a pas hésité à rengainer son poignard dans le fourreau dissimulé dans son dos.