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Izumi pousse un cri perçant. Elle lâche la lanterne. Tout s’enfonce dans l’obscurité.

On entend psalmodier un sutra funèbre au rythme cadencé du tambour.

Pendant ce temps, l’actrice doit s’éclipser derrière le rideau en emportant la lanterne et le kimono.

Cinquième tableau

La chambre d’Izumi.

Elle se tient immobile au seuil de la pièce à laquelle elle vient juste de revenir.

Le récitant.

Marchant au grand hasard, sans rien sentir ni voir

Izumi a erré dans la nuit sans étoiles.

Mais là, reprend conscience et voit : c’est bien sa chambre

Que sa course insensée lui a fait regagner.

Ainsi la marionnette à l’issue du spectacle

Repose inanimée dans sa boîte habituelle.

Il bat du tambour.

Izumi promène lentement son regard dans la pièce, comme si elle la découvrait pour la première fois, puis s’agenouille devant son coffret, de profil. Elle le contemple un instant, avant de soulever le couvercle au miroir.

Le récitant.

A passé la moitié de sa vie à mirer

Le reflet que la glace offre à son beau visage.

Elle en fixe à présent la parfaite surface

Peut-être dans l’espoir d’y voir la vérité.

C’était un assassin, un ninja. Mais toi-même ?

Qui es-tu en effet, et pourquoi es-tu née ?

La glace elle interroge, insistante, obstinée,

Comme si son reflet pouvait donner réponse…

Izumi (extatique). « Pour un homme la vie sans honneur ne vaut rien », a-t-il dit, avant de me laisser dans la nuit. Pétrifiée de terreur, je n’ai su demander : « Pour la femme, la vie sans honneur, que vaut-elle ? » Ainsi qui suis-je donc ? Une geisha. Ma Voie est d’être un immortel modèle de beauté. Or pour être immortelle, il est un bon moyen : l’histoire d’Izumi transformer en légende. Qu’on vienne à composer drames et longs poèmes contant comment un jour shinobi et geisha, cédant à leur passion, à l’amour se livrèrent. Chacun des deux amants fut fidèle à son art. Quand soudain leur amour leur barra le Chemin, se voyant impuissants à contourner l’obstacle, s’envolèrent au ciel, au plus haut de la voûte, où honneur et amour vivent en harmonie…

Elle sort un stylet du coffret, le regarde. Continue à voix basse, sans aucune affectation.

Sottises ! Mon amour, je veux être avec toi. Tout le reste n’est qu’un vain babil de geisha. Dans l’ombre de la nuit et de l’éternité, le destin nous appelle à voler, toi et moi, pareils à deux comètes dans un ciel sans étoiles…

Elle se plante le stylet dans la gorge. La lumière s’éteint, et aussitôt, telles deux comètes, deux rayons de lumière s’allument au plafond de la salle.

Rideau.

Titre original : Ves mir teatr

© Boris Akounine, 2009

© I. Zakharov, 2010

© Presses de la Cité, 2013 pour la traduction française

Couverture : Thierry Sestier

EAN 978-2258098916

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo

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21.06.2020

Fiction Book Description

Boris Akounine

La ville noire

Eraste Fandorine a mis un point d’honneur à capturer un dangereux terroriste révolutionnaire, particulièrement habile et retors. Il découvre vite que l’homme s’est réfugié à Bakou, la ville la plus riche de l’Empire russe, aux mains de quelques magnats du pétrole de toutes nationalités (des Russes, des Arméniens, des Géorgiens, des Azéris…). En cette veille de Première Guerre mondiale, Bakou constitue aussi un nid d’espions particulièrement actifs. La femme de Fandorine, la comédienne Elisa Altaïrskaïa-Lointaine – rebaptisée Claire Delune – est également dans la ville pour un tournage. Mais la coïncidence n’enchante guère l’enquêteur, qui n’aspire qu’à reprendre sa liberté…

Boris Akounine

LA VILLE NOIRE

Une enquête d’Eraste Fandorine

Roman

Traduit du russe

par Paul Lequesne

PRESSES DE LA CITÉ

Eraste Fandorine a mis un point d’honneur à capturer un dangereux terroriste révolutionnaire, particulièrement habile et retors. Il découvre vite que l’homme s’est réfugié à Bakou, la ville la plus riche de l’Empire russe, aux mains de quelques magnats du pétrole de toutes nationalités (des Russes, des Arméniens, des Géorgiens, des Azéris…). En cette veille de Première Guerre mondiale, Bakou constitue aussi un nid d’espions particulièrement actifs. La femme de Fandorine, la comédienne Elisa Altaïrskaïa-Lointaine – rebaptisée Claire Delune – est également dans la ville pour un tournage. Mais la coïncidence n’enchante guère l’enquêteur, qui n’aspire qu’à reprendre sa liberté…

Boris Akounine est, depuis plusieurs années maintenant, le plus grand auteur de best-sellers en langue russe, chacun de ses livres atteignant dans son pays des tirages de plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Traduit en dix-huit langues, il est reconnu comme un maître de l’intrigue policière sophistiquée, à l’humour digne de Gogol.

Avertissement de l’auteur (pour éviter les malentendus)

J’éprouve tout autant de sympathie pour les Azéris que pour les Arméniens, je nourris un profond respect pour ces deux nations et continue d’espérer qu’elles finiront par faire la paix.

Sur les traces d’Ulysse

— … De la crique, Ulysse a pris un sentier à travers bois en direction du lieu qu’Athéna lui avait indiqué. Mais il n’y est jamais parvenu. Il s’est évaporé !

Ce dernier mot, le visiteur nocturne l’avait prononcé dans un murmure, avec un tel effroi que les pointes de sa moustache bien cirée avaient frémi. La lampe alluma un reflet sur son épaulette brodée du monogramme impérial.

C’est absurde, songea Eraste Pétrovitch. Je suis en proie à une hallucination. Vous êtes là, installé dans votre chambre d’hôtel, occupé à lire La Cerisaie, tentant pour la énième fois de comprendre pourquoi l’auteur a qualifié de comédie cette pièce d’une tristesse intolérable, et tout à coup un fou en uniforme de général fait irruption et commence à vous débiter une histoire à dormir debout, mêlant Ulysse, Athéna et on ne sait quel Mannlicher à visée optique. Tous les deux mots, il répète : « Vous seul pouvez sauver l’honneur d’un vieux soldat », tandis que ses yeux à fleur de tête s’emplissent de larmes. On croirait voir revivre un personnage d’une des premières pièces de Tchekhov, de celles de l’époque où Anton Pavlovitch était encore jeune et en bonne santé, et écrivait des vaudevilles.

— Pourquoi me racontez-vous tout ça ? P-pour qui, à la fin, me p-prenez-vous ? demanda Fandorine, dont l’irritation accentuait encore le bégaiement habituel.

— Comment ça ? Vous n’êtes pas Eraste Pétrovitch Fandorine ? Je me serais trompé de chambre ? s’écria le visiteur importun dans un terrible affolement.

À dire vrai, il s’était bel et bien présenté, ce farfelu. Et Fandorine l’aurait de toute façon reconnu. L’individu était célèbre. Les caricaturistes de la capitale croquaient de manière très ressemblante les moustaches en pointe, le nez monumental, la barbiche chenue. Le général Lombadzé en personne. Gouverneur de la ville de Yalta, où la très auguste famille passait près de trois ou quatre mois par an. C’est pourquoi la petite bourgade de Crimée jouissait d’un statut particulier, et son gouverneur, de droits et de pouvoirs extraordinaires. Son despotisme et son zèle de très fidèle sujet en faisaient depuis longtemps un objet de risée universelle. Les journaux de gauche avaient baptisé le général « le caniche de la cour », et se gaussaient en affirmant qu’il apportait chaque matin dans sa gueule les pantoufles de Sa Majesté.