— Non, c’est bien moi. Et alors ?
— Ah, vous voyez ! On me fait un rapport sur tous les nouveaux arrivants ! déclara Lombadzé en levant le doigt, l’air triomphant. Vous êtes un détective célèbre. Vous arrivez de Moscou. J’ignore quelle enquête vous a amené dans ma ville, mais vous devez sur-le-champ laisser tomber l’affaire !
— Je ne le pense pas. Je suis membre de la c-commission chargée de la succession Tchekhov, et je suis venu à Yalta sur l’invitation de la sśur du défunt. Il y aura dans un mois dix ans qu’Anton Pavlovitch est mort, je participe à la préparation de cet anniversaire.
C’était la pure vérité : on avait invité Eraste Pétrovitch à se joindre à l’honorable commission à la suite d’une petite enquête au cours de laquelle il avait aidé à retrouver un manuscrit disparu de l’écrivain.
Cependant le général renâcla avec colère.
— Comme si j’allais vous croire ! Écoutez, je me fiche de savoir pour qui vous travaillez en ce moment ! Il s’agit ici d’une affaire d’une importance colossale ! La vie du souverain est en danger ! Il reste tout juste deux heures avant l’aube. Puisqu’on vous le dit : Ulysse ne s’est pas présenté à l’endroit convenu. À présent, il rôde quelque part autour du palais de Livadia, armé d’un Mannlicher à visée optique ! C’est une catastrophe !
Deux idées, que rien ne reliait entre elles, vinrent en même temps à l’esprit de Fandorine (son cerveau possédait cette étrange faculté). Premièrement, il comprit tout à coup pourquoi La Cerisaie était une comédie. L’auteur de la pièce, miné par la phtisie, pressentait que sa vie déprimante se conclurait par une farce. Il allait mourir bientôt en terre étrangère, et l’on ramènerait son corps dans un wagon frigorifique portant l’inscription « Transport d’huîtres ». Procédé comique typiquement tchékhovien destiné à amoindrir le tragique d’une situation.
Deuxièmement, une lueur de sens jaillit au milieu du délire fiévreux du gouverneur.
— Ulysse, c’est un terroriste ? demanda Fandorine, coupant court au flot de paroles incohérentes de Sa Haute Excellence.
— Très dangereux ! Recherché par la police depuis quatorze ans ! D’une habileté incroyable ! D’où son surnom !
— Athéna, c’est votre agent provocateur ?
— Quels termes employez-vous là ! Il s’agit d’une dame des plus estimables, qui collabore avec nous par patriotisme. Elle est membre du parti bolchevique. Quand Ulysse s’est présenté à elle, qu’il lui a communiqué le mot de passe et expliqué qu’il avait pour projet d’assassiner le monarque…
Le général s’étrangla, débordé par ses sentiments.
— … Athéna, bien entendu, en a informé le Département de la Sécurité.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait arrêter sur-le-champ ? Si j’ai bien compris, c’est vous qui lui avez fourni la carabine de t-tireur d’élite, n’est-ce pas ?
Lombadzé s’épongea le front avec un mouchoir, la face écarlate.
— Ulysse avait chargé Athéna de lui procurer une arme et de lui trouver un accès à la zone réservée, bredouilla-t-il. J’ai pensé qu’il serait plus spectaculaire de capturer le malfaiteur, l’arme à la main, sur les lieux mêmes du régicide qu’il s’apprêtait à commettre. Ce n’est pas le bagne, alors, qui l’attendait, mais la potence…
Et à toi la récompense pour avoir sauvé la vie du souverain, songea Fandorine.
— La carabine est défectueuse, j’espère ?
Le gouverneur de la ville piqua de nouveau un fard.
— Ulysse est un type extrêmement soupçonneux. Il ne fait confiance à personne. S’il avait découvert que la pointe du percuteur était limée ou que, mettons…
— Je vois. La lunette de visée est elle aussi, j’imagine, dans un état parfait. M-merveilleux. Et votre idiote d’Athéna a conduit Ulysse droit au domaine du souverain ?
— Non, non ! Le territoire qui s’étend autour de la résidence se trouve sous la responsabilité des fonctionnaires de la police du palais. Athéna s’est contentée d’aider le criminel à franchir le cordon extérieur de la zone réservée – mes hommes protègent le périmètre du Chemin impérial.
Eraste Pétrovitch savait qu’on appelait ainsi la piste tracée à travers la montagne littorale depuis le palais de Livadia jusqu’à Haspra. À en croire la Chronique de la cour, le tsar effectuait des promenades quotidiennes le long de cette route pittoresque, seul ou escorté d’un cercle d’intimes. Personne d’autre n’avait accès au Chemin.
— Mais la piste, si je ne m’abuse, est longue de six verstes. Par en haut, ce ne sont que des rochers à pic. On peut t-tendre une embuscade en cent endroits différents !
— C’est bien tout le malheur. Athéna a indiqué à Ulysse un sentier à suivre. Celui-ci monte à une terrasse isolée où cette canaille aurait pu s’installer très commodément : on y a un point de vue magnifique sur tous les environs. Si nous avions surpris là notre terroriste, carabine à la main, aucun avocat, fût-il Kerenski en personne, n’eût été en mesure de le sauver de l’échafaud. Bien sûr, je n’avais pas l’intention de risquer la vie de Sa Majesté. Nous nous serions emparés du misérable avant qu’il fît jour. Au matin, quand Sa Majesté se fût réveillée, l’affaire eût déjà été bouclée…
Et ses pantoufles livrées, pensa Fandorine.
— Grâce à vous, Ulysse a obtenu une arme et se balade à présent on ne sait où au milieu de la montagne, sur un territoire de près de mille hectares couvert de buissons. Eh bien, qu’il se b-balade ! dit-il en haussant les épaules. Faites votre rapport au souverain. Il en sera quitte pour quelques journées sans Chemin impérial. Le temps que la police du palais et vos hommes aient ratissé toute la zone.
Sa Haute Excellence bondit de sa chaise.
— Mais si le meurtrier réussit à se faufiler dans les jardins du palais ? Ou bien s’embusque quelque part à l’extérieur, sur une colline, dans un arbre ? Il peut fort bien tirer également par une fenêtre ! Il dispose d’un viseur optique ! Vous ne savez pas quel homme c’est. À Bakou, il a abattu quatre agents qui tentaient de l’arrêter. C’est le diable !
Le général baissa la tête, accablé.
— En outre, si le souverain vient à connaître les détails…
Il poussa un sanglot.
— Trente années de service irréprochable… Le déshonneur, la mise à la retraite…
Ces dernières considérations n’émurent guère Fandorine, mais il était impossible d’éluder les premières.
— Vous avez le dossier Ulysse sur vous ?
Lombadzé tira aussitôt une volumineuse chemise de son porte-documents.
— Vite, par le ciel ! Le souverain se réveille à sept heures. La première chose qu’il fait, c’est d’ouvrir la fenêtre en grand…
La véritable identité du terroriste n’avait rien d’original : il s’appelait Ivan Ivanovitch Ivantsov. Le « ts » qui s’était glissé à la fin de ce nom d’une banalité absolue lui donnait une légère couleur ironique, sonnait comme une moqueuse invitation à se taire. Cela dit, peu importait comment cet individu se nommait à l’aube de sa vie. Plus loin suivait une longue énumération de fausses identités puis de sobriquets d’activiste clandestin. Fandorine sauta la liste de noms pour se concentrer sur ces derniers. De la manière dont un homme choisissait ses surnoms, on pouvait déduire certains traits de son caractère. À en juger d’après ce paramètre, le criminel était amateur d’animaux à plumes – ses pseudonymes étaient tous des noms d’oiseaux (c’était le Département de la Sécurité qui l’avait baptisé Ulysse).
Le révolutionnaire était passé dans l’illégalité depuis fort longtemps. Il n’avait pas été arrêté une seule fois, et par conséquent était inconnu des services d’anthropométrie et n’avait pas fourni d’empreintes digitales. Eraste Pétrovitch laissa son regard s’attarder sur l’unique photographie, prise la première année du nouveau siècle. Le portrait montrait un étudiant aux yeux rieurs et aux lèvres fermement serrées. Ce visage déplut fortement à Fandorine : intelligent, volontaire, avec en outre un rien de diablerie. Les jeunes gens de cette sorte, pour peu que certain concours de circonstances les y entraîne, pouvaient se changer en individus extrêmement dangereux. Eraste Pétrovitch le savait pour en avoir déjà fait l’expérience.