La carrière révolutionnaire d’Ulysse confirmait en tout point le pronostic physiognomonique. Assassinat de deux gouverneurs, fourniture d’armes pour l’insurrection moscovite de 1905, « expropriations » audacieuses. Représentant personnel du leader bolchevique « Lénine » (ce surnom était connu même de Fandorine, pourtant éloigné de la police politique), complice du militant caucasien « Koba » (de ce dernier, Eraste Pétrovitch n’avait jamais entendu parler). Lieu de résidence inconnu durant les derniers temps. On supposait que l’individu était parti à l’étranger. Eh bien, s’il était vraiment parti, force était de conclure qu’il était revenu.
— Bien.
Eraste Pétrovitch restitua le dossier au gouverneur.
— Rendons-nous au p-poulailler.
— Où cela ?
— Au poulailler, où vous avez laissé entrer un renard.
Sa Haute Excellence manqua suffoquer d’indignation.
— Je vous interdis de parler en ces termes de la résidence de l’oint du Seigneur, couronné et marié à la Russie par Dieu en personne.
— Le Seigneur eût mieux fait de dégoter pour la Russie un autre f-fiancé, un peu plus compétent, coupa Fandorine tout en s’habillant rapidement. Ne vous emportez pas, général. Pendant que nous nous disputons, la Russie pourrait bien devenir veuve.
L’argument fit mouche. Le gouverneur tendit lui-même sa veste à Fandorine. Ils descendirent ensuite au pas de course jusqu’à la voiture.
— Mais ne serait-il possible de repérer le criminel sans passer par le palais ? demanda Lombadzé d’un ton patelin en se penchant à l’oreille du Moscovite (les roues produisaient un trop grand vacarme sur le pavé). J’ai beaucoup entendu parler de vos talents de déduction.
— Dans le cas présent, ce n’est pas un logicien qu’il faut, mais plutôt un t-trappeur. De toute façon, nous allons devoir réveiller le chef de la police du palais.
Lombadzé poussa un soupir affligé.
Ils passèrent par le bord de mer. Les flots, en cette heure précédant l’aube, se fondaient presque totalement dans la noirceur du ciel, mais, à la frontière des deux éléments, un liséré de lumière commençait à se dessiner.
Eraste Pétrovitch avait eu l’occasion de croiser avant cela le chef du service de sécurité du tsar, Spiridonov. La rencontre avait laissé à chacun des souvenirs peu agréables, aussi ne prirent-ils pas la peine de se serrer la main.
Il faut rendre justice au colonel. Tiré du lit, il ne posa aucune question inutile, même s’il fronça les sourcils à la vue de Fandorine, et comprit instantanément l’urgence du problème. Lombadzé levait encore les bras au ciel, suppliait, tremblotait des moustaches que le colonel ne l’écoutait déjà plus et réfléchissait intensément.
Cet officier de trente-sept ans, qui avait fait une carrière fulgurante d’abord dans le corps de la Gendarmerie, puis au Département de la Sécurité, était l’un des hommes les plus détestés de Russie. Les révolutionnaires condamnés à la potence grâce à ses efforts se comptaient par dizaines ; ceux expédiés aux travaux forcés, par centaines. À quatre reprises, on avait tenté de l’assassiner, mais le colonel était prudent et adroit. C’était justement pour ces qualités qu’on l’avait nommé récemment chef de la police du palais : qui mieux que Spiridonov saurait protéger la sainte personne du tsar ? Les mauvaises langues prétendaient que le colonel avait ainsi magnifiquement arrangé ses affaires : deux cents gardes du corps parfaitement entraînés défendaient des attaques terroristes non seulement l’empereur, mais Spiridonov lui-même.
La première réplique du colonel vint confirmer sa réputation d’homme prévoyant.
— Très bien, général, dit-il, coupant court aux lamentations de Lombadzé. Le souverain ne sera pas informé. À condition que nous ayons résolu notre petit problème avant le réveil de Sa Majesté.
Fandorine fut d’abord surpris, mais il eut tôt fait de comprendre : pareille mansuétude s’expliquait très simplement. La possibilité s’offrait à Spiridonov de faire du gouverneur général de Yalta son éternel débiteur.
Ensuite, toujours laconique, le colonel se tourna vers le détective.
— Si vous êtes là, dit-il sans nommer Fandorine, c’est que vous avez déjà un plan. Exposez-le-nous.
Eraste Pétrovitch demanda avec la même froideur :
— Où se trouve la baignade du tsar ? Chacun sait qu’avant son petit déjeuner le souverain nage dans la mer, par n’importe quel temps.
— Au bout de l’allée que voici. Comme vous le voyez, elle est entièrement dissimulée par les arbres, et donc absolument sûre.
— Et la b-baignade ? Elle est à l’abri également ?
Le colonel se rembrunit et secoua la tête.
— Alors trois mesures s’imposent, déclara Fandorine avec un haussement d’épaules. Ratisser le territoire autour du palais. Et d’un. Poster des sentinelles derrière la clôture en chaque point propice à un tir ajusté sur les fenêtres des bâtiments. Et de deux. Cependant je suis certain que le terroriste s’est embusqué quelque part sur une hauteur d’où l’on peut observer la baignade. Existe-t-il un tel endroit à proximité ?
— Pourquoi en êtes-vous si sûr ? intervint Lombadzé. Cette canaille peut tendre un guet-apens n’importe où tout le long du Chemin impérial !
— Taisez-vous, lui intima Spiridonov. Ulysse sait bien que le souverain sera averti du danger. Il n’y aura pas de promenade aujourd’hui dans la montagne. Mais l’empereur n’a pas de raison de renoncer à sa baignade : c’est ici le territoire du parc, et une souris ne pourrait s’y faufiler… Il y a bien un endroit de cette sorte, oui, poursuivit-il en s’adressant cette fois-ci à Fandorine. Le verger de citronniers, sur la colline. À cinq cents mètres environ de la baignade. Un bon tireur armé d’une carabine de précision serait sûr de faire mouche. Vous avez raison. C’est là que nous allons le pincer.
Ils franchirent le portail : le colonel escorté de quatre agents, et Fandorine. Dans le scintillement de l’aube, le sable du sentier paraissait cramoisi.
— Je comprends pourquoi vous n’avez pas emmené le général avec vous, il souffle comme un rouleau compresseur à vapeur. Mais pourquoi quatre hommes seulement ? demanda Eraste Pétrovitch avec curiosité.
— Ce sont mes meilleurs chiens de chasse. Moins nous serons, plus nous aurons de chances de prendre Ulysse vivant… Tenez, le voilà, le verger de citronniers. Allez, les gars, en avant ! Pas besoin qu’on vous fasse un dessin. Quant à vous, monsieur, je ne vous retiens pas. Si vous souhaitez vous dégourdir les jambes, je vous en prie.
Les agents se séparèrent ; deux plongèrent dans les buissons à gauche du chemin, deux filèrent par la droite. Le colonel préféra rester sur place. Il n’était pas dans ses intentions de grimper à travers les broussailles, au risque de prendre une balle. Fandorine réfléchit un instant, puis marcha en avant. Non pour se « dégourdir les jambes », mais parce qu’il était curieux de voir comment les « chiens de chasse » de Spiridonov se comportaient sur le terrain.
Il ne s’était avancé que de quelques pas quand un coup de feu éclata en hauteur. L’écho roula dans la montagne. Le colonel émit un son étrange, comme un grognement de cochon, qui incita Eraste Pétrovitch à se retourner.