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Spiridonov se tenait debout, les bras absurdement écartés, les yeux révulsés, comme s’il tentait de voir son propre front. Juste au milieu de celui-ci se dessinait un trou noir au contour parfait. Le colonel vacilla un instant puis s’affala sur le dos. Les « chiens de chasse » surgirent des fourrés pour se précipiter vers leur chef. De toutes parts, de gauche, de droite, d’en bas, d’en haut, des cris retentirent, accompagnés de martèlements de pas. C’étaient les gendarmes de Yalta et les agents de la police du palais qui, alertés par la détonation, avaient quitté leur poste et accouraient.

Fandorine s’élança vers l’endroit d’où, quelques secondes plus tôt, était parti le coup de feu. Il gravit la pente à toute allure, en zigzag, contournant les citronniers. Cet exercice, baptisé « inazuma-bashiri », entrait dans son programme d’entraînement quotidien, aussi ne lui fallut-il que deux minutes pour atteindre le sommet.

Et cependant il arriva trop tard. Une carabine à lunette traînait sur le sol. Un feuillet blanc était glissé dessous.

Il s’agissait d’un texte imprimé à l’hectographe(1), reproduisant la sentence prononcée par le Parti contre le « chien sanguinaire » qu’était Spiridonov. Au bas avait été ajouté au crayon :

Sentence exécutée le 14 (1er) juin 1914. À tous ceux qui ont fourni leur aide, merci. Quant à votre crétin couronné, il ne nous intéresse aucunement. Il est notre principal allié dans la lutte contre le tsarisme.

Votre Ulysse

Émergeant soudain des buissons, un gendarme fondit sur Eraste Pétrovitch, l’air fou furieux, revolver au poing.

— Qui es-tu ? Aboya-t-il, prêt à tirer.

— Je suis un imb-bécile, répondit Fandorine d’une voix sourde, cependant que son visage s’empourprait.

Non de fatigue après l’effort, mais de rage.

Bien des années plus tôt, il avait connu une aventure un peu semblable. Mais Eraste Pétrovitch n’était pas responsable de ce qui s’était produit alors ; aujourd’hui en revanche – faute impardonnable ! –, il avait lui-même mené le gibier sous le tir du chasseur…

Non, elle n’a pas changé !

En dix jours, sa rage n’était pas retombée, elle s’était seulement abaissée à une température catastrophique. D’ordinaire les gens en colère s’embrasent rapidement et tout aussi vite se consument. Fandorine, lui, quand il était dans cet état (pour lui fort rare), paraissait se figer, et si sa rage ne trouvait pas d’exutoire, en son être s’installait une période glaciaire.

Il rentrait de Yalta comme empli d’azote en ébullition, lequel gaz, comme on sait, bout à une température proche de moins deux cents degrés. Sans doute est-ce de la même flamme glacée que se nourrit la fureur des démons peuplant l’Enfer du Lotus des bouddhistes, où règne un froid éternel.

La chance s’est détournée de moi, songeait Fandorine avec amertume sur le chemin le conduisant de la gare de Koursk-Nijegorod à sa maison. Durant des années, elle m’a été fidèle, je prenais ses faveurs comme une chose allant de soi, mais l’amour que me témoignait la Fortune s’est à présent tari.

— Parce que personne n’aime les abrutis ! grommela-t-il tout haut.

De sorte que le cocher se retourna et demanda :

— Monsieur désire quelque chose ?

— Va p-plus vite ! répondit le passager d’un ton maussade, bien qu’il n’eût aucune raison de se presser, et aucune envie de se retrouver chez soi.

L’époque était loin où, lorsqu’il rentrait chez lui, dans le paisible pavillon tapi au fond de la toujours somnolente rue Svertchkov, Eraste Pétrovitch goûtait à l’avance le plaisir du repos après l’activité fébrile, la douceur d’une retraite temporaire et d’aimables activités à l’écart du monde. Ces jours bénis appartenaient désormais au passé.

Fandorine descendit de voiture et attendit qu’on eût déchargé ses malles. Le cśur lourd, il considéra les deux fenêtres de droite, tendues de rideaux roses. Son sentiment d’humiliation, de fatigue morale s’en trouva renforcé. Il soupira. Il savait bien à partir de quel moment précis il avait perdu les faveurs de la Fortune. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.

Cependant, l’instant suivant, son visage sévère s’adoucit, et ses lèvres, sous la moustache noire parfaitement taillée, esquissèrent même un sourire.

Massa, son serviteur et l’unique ami qu’il eût au monde, venait d’apparaître soudain sur le perron. Sa ronde physionomie rayonnait de bonheur. En l’espace de deux semaines, les cheveux avaient poussé sur la tête du Japonais et formaient une brosse dure et drue. Ça alors, il est à moitié chenu ! constata Fandorine avec étonnement. Lui aussi, il vieillit. Quel âge a-t-il déjà ? Cinquante-quatre ans.

D’ordinaire, Massa se rasait entièrement le crâne, avec un poignard forgé dans l’acier le plus coupant du monde, dit « tamahagane ». Mais durant les absences de son maître, il se laissait pousser les cheveux : premièrement, en signe d’affliction ; deuxièmement, « poul que ma tête allête de lessupiler, autoloment j’ai beaucoup tolop de pensées ». Il jugeait que si son maître n’était pas à ses côtés, il était inutile de se fatiguer les méninges. Son cerveau pouvait bien sommeiller un peu.

En trente-six ans de vie commune, le serviteur avait appris à apprécier l’humeur d’Eraste Pétrovitch d’un seul coup d’śil, sans qu’il fût besoin de parler.

— Ça va tlès mal ?

Il émit un claquement de langue tout en empoignant sac de voyage et housse à vêtements. Cependant, au lieu de s’écarter, il barra le passage à Eraste Pétrovitch, l’empêchant d’accéder à la cour.

— Il ne faut pas laisser entler dans la maison tant de mauvaiseté. Qu’elle leste ici.

Il avait raison. Mieux valait laisser sa colère au-dehors, sinon elle s’installerait dans la demeure, et il serait alors bien difficile de l’en chasser.

Fandorine tourna le dos, pour ne pas brûler de sa flamme glacée le Japonais innocent de toute faute. Il ferma les yeux, régula sa respiration et commença d’expulser de son cśur la stérile fureur dont il était gonflé.

Après le meurtre de Spiridonov, il avait tenté de remonter la trace du criminel. Mais les premières heures, les plus précieuses, avaient été perdues en explications inutiles autant qu’humiliantes avec la police du palais, le Département de la Sécurité, les gendarmes, l’administration de la cour, et autres instances soucieuses de la sûreté et du bien-être de Sa Majesté. C’est à peine si l’on parlait du colonel assassiné. Tous étaient scandalisés que le terroriste se fût trouvé si proche de la personne sacrée de l’empereur. Chaque fonctionnaire tremblait pour son poste, tous criaient, se déchargeaient de la responsabilité l’un sur l’autre – comme il arrive immanquablement, du reste, quand un événement exceptionnel se produit dans l’entourage direct du trône. Le gouverneur de Yalta eut la prudence de s’aliter, à la suite d’une crise d’angine de poitrine survenue juste au moment où il faisait son rapport au tsar – ce qui lui valut de gagner son pardon. Finalement, au grand soulagement général, on rejeta la faute sur la seule personne qui ne fût plus en état de se justifier, autrement dit sur le défunt. N’était-il pas tenu, du fait de sa charge, d’assurer la sécurité de la résidence ? Au nom de la paix sociale, la mort de Spiridonov fut déclarée naturelle bien que subite, et l’on exigea de tous les initiés qu’ils signent un engagement à ne rien divulguer de l’affaire.

Eraste dut attendre que l’hystérie administrative se fût apaisée pour obtenir la possibilité de travailler. Cependant, il eut beau traîner plus d’une semaine dans cette maudite Yalta, il ne releva aucune piste. Arrivé de nulle part, Ulysse s’était évanoui dans le néant.