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Il savait sans aucun doute qu’Athéna était un agent double, et avait utilisé à merveille cette circonstance pour parvenir à ses fins. Le subterfuge qu’il avait employé pour exécuter la sentence rendue contre Spiridonov s’appelait, dans la tradition des shinobi japonais, « tuer le moustique sur la queue du tigre » : en d’autres termes, dérouter l’adversaire en faisant mine de poursuivre un gros gibier, pour en réalité frapper une moindre proie. Le camarade Ulysse, ninja bolchevique, s’était livré à une impeccable et classique manśuvre de manipulation.

Fandorine avait eu plusieurs longs entretiens avec Athéna, chez laquelle, à dire vrai, il n’avait rien trouvé de divin. Une femme rusée et même adroite, mais pas du tout intelligente, ce qui, d’ailleurs, était typique des agents doubles.

Il apprit ainsi qu’Ulysse était de constitution plutôt maigre, de taille moyenne, le cheveu coupé court, la barbe et les moustaches « mesurées », qu’il ne présentait aucun signe particulier et de manière générale « n’offrait rien qui accrochât le regard » – mille mercis pour pareille description ! Athéna ne reconnut pas le criminel sur la photo qui le montrait adolescent : il avait énormément changé.

L’homme n’avait pas laissé la moindre empreinte de doigt, ni sur la carabine de précision ni dans la maison d’Athéna. Il avait certainement pris ses précautions. À croire que, tel un incube, Ulysse ne s’était montré qu’à la seule collaboratrice des services secrets, pour la punir de ses péchés, mais qu’en réalité il n’avait jamais existé.

On n’avait point affaire à un démon cependant, mais bien à un homme de chair et d’os : en témoignaient deux petites négligences commises malgré tout par cet individu d’une prévoyance surnaturelle.

Premièrement, le message laissé sur le lieu du crime. Pas le message en lui-même (dont l’analyse graphologique n’avait rien fourni qui permît d’enrichir le tableau), mais la signature.

En 1905, d’après son dossier, l’ex-Ivantsov se faisait appeler « le Merle » ; à l’aube de sa jeunesse romantique et révolutionnaire, il était connu dans les milieux étudiants sous le pseudonyme de « l’Épervier ». Dans un rapport de la direction de la Gendarmerie de Tiflis rédigé quatre ans plus tôt apparaissait un certain « Martinet », dont la description correspondait à l’insaisissable Ivan Ivanovitch. Devant pareil fétichisme ornithologique, les spécialistes de la Sécurité, dès lors qu’ils s’entichaient d’Antiquité, eussent dû le surnommer « Phénix », tant le gaillard se montrait tenace et, semblait-il, indestructible. Cependant, l’ensemble des documents confidentiels le désignait sous le nom « Ulysse ». De la signature apposée au bas du message, il découlait que le personnage était au courant de ce détail. Conclusion : le criminel disposait d’une source d’information au sein d’un des services de renseignements.

Cela dit, il était très possible qu’en signant du sobriquet que lui avait attribué la police secrète le camarade Ulysse n’eût commis aucune négligence, mais eût voulu simplement faire un nouveau pied de nez aux défenseurs de l’ordre établi et montrer qu’il les tenait pour quantité négligeable.

Ce message sous-jacent se révéla néanmoins de quelque utilité. Sachant qu’Ulysse avait un informateur à la Sécurité ou à la Gendarmerie, Fandorine s’abstint de parler à quiconque de sa deuxième trouvaille.

Terrorisée par l’hystérie de ses chefs, cette gourde d’Athéna, lors des interrogatoires officiels, ne savait que pleurnicher et battre sa coulpe, sans livrer aucune information nouvelle. Fandorine, pour sa part, s’était entretenu avec elle sur un autre mode, compatissant et paternel, bien qu’il se retînt parfois de talocher cette dame déplaisante, tant elle se révélait obtuse et dénuée de tout esprit d’observation. Au cours de leur quatrième conversation, Athéna s’était rappelé enfin un détail.

Ulysse s’était enfermé dans le bureau pour téléphoner. L’oreille collée à la porte, Athéna avait épié la conversation pendant environ trente secondes. (Fandorine avait ensuite enquêté sur cet appel, mais sans résultat. L’abonné avait été mis en ligne avec une cabine de la station de téléphone et télégraphe de Yalta.) Cependant elle avait une mémoire bien entraînée, du fait que les agents secrets sont exercés à retenir mot pour mot les propos qu’ils sont amenés à surprendre. Eraste Pétrovitch s’en était assuré : la femme n’avait eu aucun mal à répéter une phrase, même longue, prononcée en japonais.

La conversation, ou plutôt la bribe de conversation qu’elle avait surprise était la suivante :

Ulysse : « Vas-y et vérifie que tout marche comme prévu. Dans une semaine exactement, je serai sur place, tu me feras un rapport détaillé… »

Après une brève réponse au bout du fil : « Où ? Eh bien, disons dans la ville noire, chez le boiteux. On y sera en sécurité. »

De nouveau une courte pause, puis : « Oui, par celui de trois heures. C’est tout, salut. »

C’était là tout ce dont Fandorine disposait.

Ainsi, Ulysse comptait arriver on ne savait où, une semaine après la conversation, par « celui de trois heures » – probablement un train. On ne parle pas ainsi des bateaux, car leur arrivée dépend des conditions météorologiques.

Quelle ville Ulysse et son correspondant inconnu qualifiaient-ils de « noire » ?

Fandorine avait passé un temps infini à éplucher l’indicateur des chemins de fer de l’Empire russe, pour déterminer où des trains arrivaient à trois heures du matin ou à trois heures de l’après-midi. Il avait relevé en tout vingt-sept villes, déduction faite des plus éloignées, comme en Extrême-Orient ou en Mandchourie, qu’il était impossible d’atteindre en une semaine depuis Yalta. Il n’y avait rien de noir dans le nom de ces villes, rien même qui vînt à l’esprit par association d’idées.

Peut-être était-ce là l’enseigne de quelque établissement : « À la ville noire » ? À tout hasard, Eraste Pétrovitch avait adressé une demande d’information urgente au département des accises du ministère des Finances. Mais non, nul cabaret, nulle brasserie ni nul autre débit de boissons ne figurait dans les registres sous ce nom peu engageant. Sans doute n’était-ce pas une désignation officielle, mais une expression familière, employée par les habitués du lieu ?

Tel était le bilan de huit jours d’enquête. Deux maigres indices, dont le premier n’était probablement pas même un indice mais une mauvaise farce, tandis que le second, trop ténu, ne menait nulle part.

Précepte vital : « L’honnête homme ne se ronge pas les sangs pour ce qu’il est impossible de réparer, il hausse les épaules et poursuit son Chemin. » Il faudrait le noter le soir même dans le nikki. Quoique non, c’était une banalité, une variation sur le thème de l’antique prière : « Mon Dieu, donne-moi la sagesse d’accepter ce que je ne peux changer ; donne-moi le courage de changer ce que je peux changer ; donne-moi l’intelligence de distinguer l’un de l’autre. »

L’intelligence avait déclaré à Eraste Pétrovitch : « Il n’y a rien à faire. » La sagesse avait gémi – et s’y était résolue.

— Voilà, je suis en état, dit Fandorine à son serviteur. Paisible comme Bouddha. Allez, bouge-toi de là, laisse-moi entrer.

Massa s’écarta avec déférence, libérant le passage, et annonça en japonais :

— J’ai une nouvelle qui va améliorer votre humeur, maître. À droite, c’est vide.

Eraste Pétrovitch regarda à nouveau les rideaux roses. Son humeur, en effet, s’en trouva meilleure.

— La maîtresse est retenue, rien ne viendra troubler votre repos. Vous pouvez aller tout droit au cabinet de toilette. La baignoire est remplie, j’ai préparé un yukata tout propre et une tenue de renshû, au cas où vous auriez envie de vous remettre en train.