— Comme je me suis ennuyé, à rester ici tout seul, soupira le serviteur avec une feinte indolence, allant même jusqu’à bâiller. De votre part, c’était cruel de partir sans moi. Une seule chose est venue dissiper un peu mon chagrin.
— Et laquelle ? s’enquit Eraste Pétrovitch en se laissant tomber par terre.
Le fouet frappa le mur au-dessus de sa tête. Fandorine, sans un bruit, sans un froissement d’étoffe, roula jusqu’à l’angle de la pièce et se redressa prestement.
— Une très très belle femme s’est éprise de moi : Koulassia, de l’atelier de couture de la rue Pokourovka.
Massa était encore tourné du côté où Eraste Pétrovitch se trouvait un instant plus tôt, mais cela ne voulait rien dire. Le Japonais savait parfaitement jouer de son long fouet par-dessus son épaule. Étant donné qu’il mesurait la beauté féminine au poids et au volume – plus c’était gros, plus c’était beau –, s’il jugeait « Koulassia » (probablement « Klacha ») « très très belle », cela signifiait qu’elle ne devait pas peser moins de cent soixante livres.
Ayant compris que la nouvelle avait échoué à éveiller la curiosité de son maître, Massa changea de sujet.
— Vous vous rappelez comme la belle Fourossia était amoureuse de moi l’an dernier ?
Eraste Pétrovitch haussa les épaules sans répondre.
— Sans doute avez-vous oublié, c’est une histoire ancienne. Eh bien, Fourossia a accouché d’un garçon. Elle voulait le confier à l’orphelinat, mais elle a changé d’avis, parce que je lui ai promis de placer mille roubles au nom de l’enfant – j’ai oublié de lui demander comment elle l’avait appelé. Vous me donnerez bien mille roubles, maître, n’est-ce pas ?
— Mille ?
Vlan ! contre la plinthe. Raté !
Fandorine, progressant à petits pas, se glissa le long du mur.
— Je te les donnerai, bien sûr. Seulement je t’en p-prie…
Un saut, un coup dans le vide.
— … montre-toi un peu plus sage, autrement tu vas me ruiner.
Cette fois-ci, le fouet décrivit un long et habile arc de cercle embrassant la moitié du salon, mais Eraste Pétrovitch se trouvait déjà du côté opposé de la pièce.
Massa réfléchit : un détail lui était revenu à l’esprit.
— Dites-moi, maître, pourriez-vous avoir un fils ? D’une dizaine ou bien d’une douzaine d’années ?
— Pourquoi me…
Un bond.
— … demandes-tu ça ?
— Il y a quelques jours, un garçon bizarre s’est présenté ici. Il vous ressemblait. Il a demandé où vous étiez. Il avait l’air totalement perdu. Comme s’il cherchait son père.
Fandorine sourit. Il y avait longtemps que son serviteur ne parvenait plus à le toucher de son fouet à la régulière, aussi recourait-il à toutes sortes de ruses destinées à affaiblir sa concentration. Massa rêvait que son maître ait un jour un fils, ou au moins une fille, et le blâmait fortement d’être encore sans enfant.
— Et il est aussi arrivé une lettre de votre épouse.
Une enveloppe avait surgi dans la main du Japonais toujours assis.
Eraste Pétrovitch esquissa une grimace.
— Tu l’as lue, bien sûr ?
L’enveloppe était cachetée, mais Fandorine connaissait les habitudes de son serviteur et second. Celui-ci, évidemment, avait lu la lettre, mais il avait recollé l’enveloppe pour observer les convenances, lesquelles, de son point de vue, étaient le fondement de l’existence.
Le fouet vacilla très légèrement, Eraste Pétrovitch aussi : sur la pointe des pieds.
Poussant un soupir, Massa desserra le poing, retenant le manche entre deux doigts. Il avait compris que la chance ne serait pas avec lui ce jour-là. Il ne répondit pas à la question rhétorique.
— Quelque chose d’important ? demanda Fandorine.
— Je n’en ai pas eu l’impression.
Diplomatique haussement d’épaules.
— Si quelque chose d’important s’était produit, Simon-san aurait expédié un télégramme. Vous ne voulez pas lire la lettre, maître ? Je peux la résumer avec mes propres mots. Je peux aussi ne pas la résumer. Elle n’a été écrite que pour la dernière ligne, il vous suffira de ne lire que celle-ci.
Il tendit l’enveloppe. Eraste Pétrovitch, pensant que la séance de renshû était finie, s’avança d’un pas.
Un coup précis lui brûla le dos et l’épaule.
— Qu’est-ce qui te prend ! Nous avions terminé !
— Nous terminons quand vous dites « setu », or vous n’avez rien dit de tel, s’esclaffa Massa.
Comme il levait à nouveau son fouet, Fandorine prononça rapidement :
— C’est tout, c’est tout !
— Oh, comme il est bon de vaincre ! Batsu !
Ce qui signifiait « un gage » : quarante-quatre flexions, le vainqueur juché sur les épaules du vaincu.
La règle est la règle. Eraste Pétrovitch s’accroupit, Massa passa derrière lui, recula jusqu’au mur, fit entendre un drôle de bruit métallique, puis avec un rugissement triomphal sauta sur les épaules de son maître.
Soulever le Japonais, au corps solidement bâti, n’était pas une mince affaire. Fandorine eut bien du mal à s’acquitter de son gage. Il s’en trouva contrarié et se promit de travailler sérieusement les haltères. Son séjour désśuvré à Yalta se faisait sentir.
— Ouf ! Que tu as engraissé, dis donc ! finit-il par lâcher.
— C’est faux, protesta Massa avec dignité. J’ai fort peu mangé. Je n’avais pas d’appétit. J’étais très affecté par notre séparation.
— Mais tu as pris du poids !
— C’est parce que je tiens ceci, regardez.
Et le serviteur tira de l’ample manche de son yukata un disque d’haltère de dix kilos.
— Ah, l’animal ! P-pourquoi tu as fait ça ? J’ai failli m’attraper un tour de reins !
— Pour que vous sentiez, maître, combien votre manque de confiance m’a pesé. Pourquoi ne m’avez-vous pas demandé de vous rejoindre quand vous avez eu des ennuis ? Je le sais, quelque chose s’est passé à Yaruta. Autrement vous n’y seriez pas resté si longtemps.
Fandorine épongea sa sueur et dit d’un ton maussade :
— C’est bon, donne-moi cette lettre.
S’il n’avait pas fait venir son fidèle collaborateur en Crimée, c’était qu’il avait honte de passer pour un pauvre benêt roulé dans la farine.
La femme d’Eraste Pétrovitch, une artiste célèbre, se trouvait en Transcaucasie, à Bakou, pour le tournage d’un nouveau film. Ce n’était pas une lettre que contenait l’enveloppe, mais une carte postale. L’image polychrome, une photographie rehaussée de couleurs du plus mauvais goût, que Fandorine ne prit pas la peine de détailler, figurait une sorte d’embrasement. On aurait dit une éruption volcanique. Oh, ce sempiternel amour du spectaculaire et du tragique !
Normalement, on expédiait ces cartes sans enveloppe, mais l’épouse d’Eraste Pétrovitch ne pouvait se le permettre. Avec sa signature, la carte aurait été volée à la poste ; la chose s’était déjà produite. La raison pour laquelle elle n’avait pas utilisé une feuille de papier ordinaire n’était pas moins évidente : la carte offrait peu de place pour écrire, aussi pouvait-on s’en tenir à un très court message.
Au verso de l’image noir et rouge, d’une écriture glissante, comme pressée d’en finir au plus vite, mais en même temps d’une extrême élégance, étaient notés ces mots :
Ah ! mon ami, mon ami, si seulement vous saviez combien je me languis de vous, c’est à devenir folle ! Ici tout est d’une tristesse et d’un ennui insupportables : ce ne sont que banquets, réceptions, pique-niques et autre routine mortellement assommante. Le tournage est un cauchemar, la fin en est sans cesse et sans cesse reportée. Je pressens que ce sera soit le meilleur, soit le pire rôle de ma vie. Le plus atroce est qu’il règne à présent une chaleur infernale. J’ai télégraphié à l’atelier Roubaix pour qu’ils me confectionnent d’urgence une garde-robe tropicale d’après les mesures qu’ils possèdent. Je vous prie de bien vouloir payer la facture et de m’expédier au plus vite la commande.