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Après avoir hésité (pour l’Arbre, cet unique paragraphe était un peu maigre), Fandorine décida de recopier l’histoire, lue dans un livre, de l’homme auquel la ville devait son vertigineux essor.

Quarante ans plus tôt, un jeune Suédois nommé Robert Nobel, frère du propriétaire d’une manufacture d’armes de Saint-Pétersbourg, s’était rendu à Lankaran en quête de bois de noyer, indispensable à la fabrication des crosses de fusil. Nobel ne trouva pas la matière première nécessaire, mais en passant par Bakou, il s’intéressa au pétrole, qui, à cette époque finalement assez proche, était encore produit de façon artisanale, simplement tiré au puits, et utilisé uniquement comme huile d’éclairage bon marché. Robert Nobel acheta son premier champ de pétrole cinq mille roubles et embaucha en tout trente ouvriers. Mais en 1913, trente mille personnes travaillaient à Bakou dans les entreprises de la société Branobel, dont les bénéfices s’élevaient à dix-huit millions.

Outre cet épisode impressionnant, qui confirmait de manière probante cette vieille vérité selon laquelle l’histoire et le progrès sont poussés en avant par des hommes qui savent voir l’avenir, Fandorine recopia dans son journal plusieurs informations concernant la population de la ville.

« Ici prédominent deux ethnies : les Tatars d’Azerbaïdjan, tout à fait incorrectement désignés sous le nom de “Perses”, et les Arméniens, affirme-t-on dans un guide de voyage. Cependant, une monographie ethnographique qualifie la population de souche de Turcs d’Azerbaïdjan, sans qu’on sache ce qui est le plus juste. En cette année 1914, Bakou abrite 101 803 musulmans, 67 730 Russes, 57 040 Arméniens, 1 990 Géorgiens, ainsi qu’un nombre fort considérable de sujets étrangers. »

Bien, ça suffira pour l’Arbre, décida Eraste Pétrovitch après avoir relu ce qu’il venait d’écrire. Il est temps de passer au Sabre.

Il s’octroya une pause, pour se réaccorder mentalement. Massa agitait consciencieusement son éventail devant le nez de son maître afin de lui rafraîchir l’esprit.

Pourquoi, au fond, t’es-tu précipité vers cette ville, se demanda Fandorine. Bon, la raison, on la connaît : pour retrouver Ulysse, qui selon toute probabilité se trouve quelque part par ici. Mais que t’importe cet individu ? En quoi t’intéresse le colonel Spiridonov, qui était une parfaite canaille et n’a eu, somme toute, que ce qu’il méritait ?

Parce qu’on ne peut pardonner un affront. À personne ? Un affront laissé sans réponse rompt l’équilibre de la justice et entache le karma de l’honnête homme, se dit Eraste Pétrovitch, mélangeant sans vergogne bouddhisme et confucianisme.

Il ne pouvait nullement se considérer comme chrétien : il n’était pas d’accord avec cette doctrine miséricordieuse sur toute une série de positions de principe. Par exemple concernant le pardon universel et le commandement « Tu ne tueras point ». Au cours d’une vie riche en aventures, il s’était vu contraint de beaucoup tuer, et souvent sans aucun remords, parfois même avec joie. Eraste Pétrovitch était convaincu qu’en certaines circonstances il était permis, voire nécessaire, de tuer. Comment ne pas anéantir l’ennemi qui désire votre perte ou celle d’un être qui vous est cher ? Ou bien perdre votre pays ? Le commandement « Tu ne tueras point » était hypocrite, l’Église elle-même ne le prenait pas au sérieux, autrement les popes n’eussent pas béni les vaisseaux de guerre et les véhicules blindés.

Et la vengeance n’avait rien d’abject, si elle ne relevait pas de la manie et de la pathologie, mais d’une volonté de justice. Les croyants pouvaient bien s’en remettre à Dieu, Fandorine ne se comptait pas dans leurs rangs. Et puis, qui sait, songea-t-il soudain, peut-être suis-je justement l’arme de la Vengeance divine, puisque rien n’arrive sans Sa Volonté ?

Cette pensée n’était pas terriblement profonde, mais tout à fait idoine pour la partie Givre. Aussi, laissant deux pages blanches pour le Sabre, Eraste Pétrovitch traça en rouge le caractère :

Massa lorgna le cahier un bref instant. Il savait que son maître ne supportait pas qu’on regarde dans son journal, et cependant il ne parvenait pas à se retenir. Il nourrissait un respect particulier pour la philosophie. Et quand il réussissait à souffler une idée à Fandorine pour cette rubrique, il se sentait très fier.

— J’ai une excellente suggestion concernant le Givre d’aujourd’hui. Un seul et même phénomène peut changer d’essence selon la manière dont on le désigne. Vous ne comprenez pas ?

Massa esquissa un sourire indulgent.

— Je vais vous expliquer. C’est le karma lui-même qui vous a conduit dans une ville dont le nom, BA-KOU, est très facile à écrire avec des kanji. Le problème est qu’il y a beaucoup trop de kanji qui s’y prêtent. Il me vient d’emblée à l’esprit quatre « ba » différents et pour le moins vingt « kou ». Selon le choix des composants, le nom de la ville peut être neutre, ou bien ridicule, ou bien prophétique. Par exemple, si on écrit « ba-kou » 場工, ce sera « Lieu industriel », d’une bien sèche exactitude. Si on l’écrit 罵朽, ce sera « Immonde Saleté » ; 馬嘔 signifie carrément « Vomissure de cheval ». Je propose de choisir plutôt 婆駆 – « Échappatoire à la sorcière » –, car j’ai le pressentiment que ce voyage vous permettra non seulement de régler vos comptes avec l’homme qui vous a offensé, mais aussi de vous délivrer d’une femme qui…

Eraste Pétrovitch lâcha brutalement son stylo et aboya :

— Massa !

Le Japonais baissa la tête d’un air coupable, comme s’il reconnaissait avoir enfreint l’accord tacite – celui de ne jamais parler au maître de ses problèmes de ménage. Cependant, à en juger par la lueur qui brillait dans ses yeux, ce repentir n’avait rien de sincère.

Ayant compris qu’il fallait chercher Ulysse à Bakou, Fandorine, après un premier accès d’euphorie, avait grimacé comme s’il était pris d’une rage de dents. De tous les endroits de la planète, c’était bien dans cette ville de Transcaucasie qu’il avait le moins envie d’aller à l’heure présente.

Eraste Pétrovitch s’efforçait dans la mesure du possible de ne jamais se trouver dans un même lieu avec sa femme. Il lui arrivait même d’inventer tout exprès des expéditions qui n’avaient rien de nécessaire – comme, par exemple, le voyage de Yalta.

Le dernier jour de mai, Claire avait organisé une réception pour « dire adieu au printemps » – c’était en effet une tradition pour elle que de célébrer avec solennité la fin de chaque saison. Elle comptait par la même occasion fêter son départ pour Bakou, où elle allait tourner un nouveau film. Fandorine n’avait nulle envie d’assister à ce fatigant raout, aussi avait-il imaginé un prétexte pour partir quelques jours à Yalta. Il comptait rentrer le lendemain du départ de son épouse, mais le destin en avait décidé autrement. Il avait dû prolonger considérablement son séjour, tandis que le tournage s’éternisait lui aussi. Il se voyait à présent contraint de se rendre à Bakou, où il lui serait impossible d’éviter Claire.