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Eh bien, c’étaient autant de raisons supplémentaires de retrouver au plus vite le camarade Ulysse et de rentrer en vitesse à Moscou pour profiter du calme paradisiaque qui régnait dans l’aile droite de la maison, rue Svertchkov.

L’échec d’un mariage est rarement imputable à une des deux parties seulement, cependant Eraste Pétrovitch se tenait pour seul coupable. Il n’était pas un gosse, après tout, et savait fort bien avec qui il s’était proposé de lier son destin. Claire était une actrice – tout était dit. Pouvait-on exiger d’un papillon qu’il restât constamment perché sur la même fleur ? Pouvait-on attendre d’une cigale qu’elle vécût comme une fourmi ? Pouvait-on reprocher à une sirène d’être incapable de se passer de la mer et des vagues ? Là était la première erreur. La deuxième pesait également tout entière sur la conscience de Fandorine. Il est au monde des hommes pour lesquels le mariage est physiologiquement contre-indiqué. Comment pouvait-il, à cinquante ans passés, ne pas avoir compris une chose aussi évidente ?

Le principal malheur d’un couple qui ne parvient pas à s’entendre, c’est qu’il est très malaisé de se désunir, même si l’union n’a pas été bénie par l’Église (le précédent conjoint de Claire ne lui avait jamais accordé officiellement le divorce, c’est pourquoi le mariage avec Fandorine avait été civil). Ce n’est pas même une histoire de paperasses ! La parole de l’honnête homme n’est pas du vent. Dès lors qu’il a offert son cśur et sa main, il ne saurait les reprendre. Certes, on n’est peut-être pas maître de son cśur, mais de sa main, si – le doute n’est pas permis.

Une fois le premier éblouissement passé, il s’était découvert qu’Eraste Pétrovitch et celle qu’il avait élue n’avaient absolument – ce qui s’appelle absolument – rien en commun. Fandorine avait maintenant l’impression d’être tombé fou amoureux trois ans plus tôt d’une autre personne, qui n’existait plus, si même elle avait jamais existé. Cette sensation qu’une autre femme s’était substituée à celle qu’il avait aimée naguère était encore renforcée par le fait que cette dernière avait changé de nom – pour les besoins de sa carrière cinématographique. Claire Delune : ainsi se dénommait-elle à présent. Fandorine était écśuré par ce pseudonyme maniéré, presque vulgaire à dire vrai, dont l’écho résonnait dans toute la Russie. Le pire était que son épouse exigeait à présent d’être appelée Claire même dans la vie quotidienne, et ne voulait plus répondre à son ancien nom. Eraste Pétrovitch souffrait comme d’une blessure inguérissable de l’idée d’avoir, dans un élan de passion irrationnelle, rayé en quelque sorte de sa mémoire les autres femmes, fort peu nombreuses, qu’il avait aimées auparavant. Il s’était révélé indigne d’elles. Il les avait humiliées, trahies.

Comment ?! Comment pouvait-on devenir aveugle au point de perdre la tête pour une poseuse inconstante, frivole et sans cervelle ? Son inconstance, hélas, n’était pas synonyme d’infidélité conjugale. Claire n’avait aucun goût pour les petites intrigues. Son plus grand plaisir, le sens de toute son existence, était non pas de se livrer à l’amour, mais de le provoquer. Et le cinéma se prêtait à merveille à cette folie. Son beau visage sur l’écran affolait les hommes, créant une illusion d’intimité, mais le lien, bien sûr, restait immatériel. Le théâtre pouvait-il offrir à une actrice un tel nombre d’admirateurs ?

La femme de Fandorine avait mûri la décision de quitter la scène pour les studios après avoir vu le film américain Friends, où pour la première fois dans l’histoire on avait utilisé le gros plan. Mary Pickford y fixait les spectateurs, comme pour les hypnotiser, et la salle se pâmait sous son regard ensorcelant.

Monsieur Simon, flibustier de l’industrie cinématographique russe, et psychologue-né, avait à dessein invité la comédienne à une projection de l’śuvre novatrice. Il avait épié sa réaction, puis murmuré : « Imajinè une salle dans laquelle il n’y aurait pas mille pliaces, mais un million, deux millions », et la carrière de la jeune femme avait basculé.

Ah, si Claire m’avait trompé ! songeait parfois lâchement Eraste Pétrovitch. Il aurait alors pu l’abandonner, la conscience tranquille, en lui souhaitant du fond du cśur d’être heureuse. Mais sa situation conjugale convenait parfaitement à l’actrice : un époux fort peu pesant, éternellement absent, qui ne l’importunait jamais, n’entravait en rien sa vie d’artiste, n’était pas jaloux. Et qu’on n’avait pas honte de présenter au public : digne, élégamment vêtu, des cheveux blancs qui en imposaient. Plusieurs fois par an, Fandorine se soumettait à une pénible obligation, celle d’apparaître avec sa femme dans le monde. Ses devoirs conjugaux, cela dit, n’allaient pas plus loin.

Massa, qui au début était sincèrement favorable à celle que son maître avait élue, avait fait son choix sans hésiter quand il avait vu que leur mariage était un échec.

— Je vais tout de même finir mon explication.

Massa regarda Fandorine hausser les sourcils et poursuivit d’un ton impavide :

— Je suis certain que le karma ne vous envoie pas par hasard dans « la Ville-Échappatoire à la sorcière ». Vous allez vous affranchir de la servitude. Nous vivrons de nouveau libres et joyeux comme au bon vieux temps. Voilà tout ce que je voulais dire. Je n’ai pas d’excuse pour un pareil manque de tact.

Sur quoi il exécuta un profond salut, très content de lui.

Si seulement…, pensa Eraste Pétrovitch. Il n’était plus fâché. Mais son humeur « givreuse » s’était envolée.

Force lui fut de revenir au Sabre. Peut-être valait-il la peine de faire la somme des informations reçues à la direction de la Gendarmerie de Tiflis, après en avoir dégagé l’utile et éliminé le superflu.

« V.-D. absent. Reçu par Tourbine. S’est dérobé, a transmis au chef de la DG Pestroukhine. Un homme utile. Far East. Adj. gouv. de la ville lt-col. Choubine ? » griffonna rapidement Eraste Pétrovitch, ayant la flemme d’écrire plus en détail. À quoi bon ? On ne tenait pas un nikki pour qu’il soit lu par d’autres, et ce qu’on notait était assez clair pour soi-même.

Cette courte note signifiait ce qui suit.

Le gouverneur général Vorontsov-Dachkov, pour lequel Fandorine avait une lettre de recommandation, étant absent, le visiteur moscovite avait été reçu par le général Tourbine, qui en occupait temporairement la charge. Après cinq minutes de conversation, ayant appris qu’il était question de rechercher un terroriste, Sa Haute Excellence avait grimacé et orienté Eraste Pétrovitch vers le chef de la direction de la Gendarmerie, le colonel Pestroukhine. Les préventions de l’officier militaire contre la police politique étaient compréhensibles, le gendarme, en revanche, avait considéré le but du voyage de Fandorine avec une entière approbation.

Le colonel avait montré un extrême intérêt pour le problème posé par Ulysse. Il soupçonnait depuis longtemps que toutes les actions du mouvement clandestin révolutionnaire en Transcaucasie étaient coordonnées par un seul habile conspirateur. Cependant on n’avait pas réussi encore à débusquer le criminel, dont même l’identité n’était pas établie.

Fandorine avait refusé la proposition d’emmener avec lui à Bakou une escouade d’agents expérimentés. Il préférait qu’on lui exposât quelle était la situation dans la ville et qu’on lui recommandât quelque haut fonctionnaire à qui il pourrait réclamer de l’aide en cas de nécessité.

Quant à la situation, le colonel s’était exprimé en termes brefs : « C’est l’endroit le plus dangereux de tout l’empire de Russie. » On brassait à Bakou énormément d’argent, qui plus est amassé sans grande peine. Et comme toujours en pareil cas, en particulier loin du pouvoir central, cette jungle luxuriante et obscure était peuplée de prédateurs aux dents longues qui se disputaient les proies l’un à l’autre. Les barons du pétrole se dévoraient entre eux pour le profit : Turcs et Arméniens étaient ennemis ; la coutume de la vendetta était florissante ; des agents étrangers furetaient dans tous les coins ; les révolutionnaires de tout poil se livraient au hold-up et au rançonnement ; sans compter les simples criminels qui grouillaient dans les rues. Les gens bien vêtus étaient quotidiennement victimes d’agressions : dans cette ville obèse, un homme convenable avait presque toujours un portefeuille gonflé d’une liasse de billets considérable, et une montre en or dans la poche. C’est pourquoi tout individu un tant soit peu prudent portait une arme pour se défendre, s’il n’était pas en mesure d’entretenir une garde personnelle.