« Pour parler franchement, chez nous, en Russie, la légalité est bien mal observée, quel que soit l’endroit, mais à Bakou elle est inexistante, avait déclaré Pestroukhine, affichant une audacieuse liberté d’esprit, ce qui, chez les officiers de la Gendarmerie, passait pour le dernier chic. Je suppose que vous n’avez encore jamais vu de villes pareilles.
— Détrompez-vous, j’en ai vu, avait répondu Eraste Pétrovitch. Dans le Far West américain. »
D’où le « Far East » noté dans son journal.
La question du haut fonctionnaire susceptible de lui fournir de l’aide s’était révélée assez compliquée. Formellement, le maître de toute la machine judiciaire était le gouverneur, qui répondait de l’ordre aussi bien dans la ville que sur les champs d’exploitation.
« Cependant, entre nous soit dit(2), avait soupiré Pestroukhine, le colonel Altynov a beau être un homme de grand courage, il n’en est pas moins très limité. Balourd, toujours agité. Beaucoup de bruit de sa part, pour fort peu d’effet. Vous savez vous-même comment sont les cadres chez nous. Une catastrophe ! Mais impossible de remplacer Altynov, car le souverain le connaît personnellement, à titre de héros et de fidèle d’entre les fidèles : il a survécu à trois attentats et a été mutilé par des éclats de bombe. Bref, je ne vous conseille pas de vous adresser au gouverneur de la ville… Mon collègue Kleontiev, chef de la direction locale de la Gendarmerie, n’a été nommé à Bakou que récemment, il est dépassé par l’ampleur des problèmes et inonde le gouvernement de la province de rapports hystériques. Je crains que lui non plus ne vous soit pas d’un grand secours. L’homme le plus efficace, comme il arrive bien souvent, ne se trouve pas au sommet de la hiérarchie. »
Le colonel avait esquissé un fin sourire, donnant à comprendre que cette règle s’appliquait parfaitement à sa propre situation à Tiflis.
« Je vous recommande de vous mettre en rapport avec l’adjoint du gouverneur de la ville, le lieutenant-colonel Choubine. C’est à lui que nous confions toutes les affaires complexes et délicates, notamment de nature politique, sans passer par son supérieur direct. Choubine est la personne qu’il vous faut. Je lui transmettrai un chiffrogramme pour annoncer votre arrivée.
— Je vous demande instamment de n’en rien faire, avait dit Fandorine d’un ton ferme, se rappelant qu’Ulysse avait un informateur au sein du système judiciaire, lequel – comment savoir ? – pouvait avoir accès à la correspondance secrète. Une lettre de recommandation suffira. »
Sur quoi l’entretien s’était terminé.
Le point d’interrogation placé après le nom de Choubine signifiait qu’Eraste Pétrovitch projetait d’étudier d’abord de près « l’efficace lieutenant-colonel ». Si en effet il se révélait utile, cela simplifierait grandement le problème.
Le train, enfin, s’ébranla. Les rideaux se remirent à dansoter au gré du vent, mais Fandorine ne regardait plus par la fenêtre : il griffonnait dans son journal pour se débarrasser de la pénible corvée. La rubrique Givre se trouva conclue sans maxime philosophique. « L’homme choisit lui-même quel sens il convient de donner à tel ou tel phénomène. Cette ville ne sera pour moi ni “Vomissure de cheval” ni “Échappatoire à la sorcière”, mais tel le caractère 幕 (bakou), qui signifie “rideau”, écrivait Eraste Pétrovitch, fier de se rappeler un homonyme pouvant convenir, sans l’aide de Massa. Je vais baisser le rideau sur la trop longue carrière du sieur Ulysse. Ainsi, c’est décidé : Bakou sera “la Ville-Rideau”. »
Un contrôleur passa dans le couloir, courant presque :
— Nous arrivons, nous arrivons ! Nous arrivons à Bakou !
Le train bientôt freina, grinça, puis s’immobilisa. Les portes du compartiment claquèrent, les passagers aux jambes engourdies se hâtèrent de quitter la voiture. Eraste Pétrovitch, cependant, ne se pressa pas.
Il avait une vieille habitude (assez peu masculine, à dire vrai), celle de ne pas sortir d’un lieu avant de s’être convenablement assuré que rien ne clochait dans son apparence ni dans sa tenue.
Un coup d’śil au miroir révéla un défaut de symétrie de son faux col et une légère imperfection dans sa coiffure. Effacer ces désordres lui prit un certain temps. Le résultat fut que Fandorine descendit du train en tout dernier, alors que les cris de joie des personnes venues accueillir les voyageurs s’étaient déjà atténués et qu’une partie du public se dirigeait vers la sortie de la gare.
Le bâtiment était d’une splendeur inouïe pour une province reculée de l’Empire, on eût dit un palais enchanté tout droit sorti d’un conte arabe. La Ville-Nouveau-Riche, songea Eraste Pétrovitch en considérant les pierres ouvragées, le toit crénelé, les chapiteaux ajourés des colonnes. Tout de suite de la poudre aux yeux.
Fandorine portait un costume d’été, d’une légèreté extrême, taillé dans un merveilleux tussor couleur crème, cependant, même à l’ombre, la chaleur se révélait intolérable. Que serait-ce en plein soleil ?
Il fallut encore attendre que les bagages fussent déchargés.
Un être civilisé se doit d’être vêtu de manière élégante, pratique et originale, mais cette fois-ci les préparatifs du voyage avaient été sommaires. Tout le nécessaire logeait dans quatre valises et deux sacs que Massa avait déjà sortis de la voiture et déposés sur le quai. La malle colossale contenant les robes et les chapeaux de Claire suivait à part, dans le compartiment à bagages.
— Massa, veille à ce qu’on fasse vite, ordonna Eraste Pétrovitch d’un ton agacé.
Le Japonais s’inclina et disparut, tandis qu’Eraste Pétrovitch allumait un cigare, campé près du wagon.
La cohue sur le quai était encore importante. Les porteurs s’affairaient, on s’étreignait, on s’embrassait, on remplissait des verres de champagne, des racoleurs braillaient des noms d’hôtels.
— Au voleur ! Arrêtez-le ! hurlèrent des voix, à quelque distance.
Les gares sont partout les mêmes, pensa Fandorine en étouffant un bâillement, c’est le lieu le plus cosmopolite de la terre. Sans doute, dans cent ans, le monde entier sera changé en une seule immense gare, et il sera impossible de deviner dans quelle partie du globe on se trouve.
Quelqu’un courait à toute allure sur la bordure du quai. Les gens se jetaient de côté sur son passage. Les cris de « Au voleur ! » talonnaient le fuyard. Le sifflet d’un sergent de ville lança un long trille modulé.
Bondissant et zigzaguant sans cesse, un homme agile et noueux se rapprochait de Fandorine. Pour attraper le larron, il suffisait de tendre la main. Mais c’eût été tirer sa poudre aux moineaux. Eraste Pétrovitch se détourna avec indifférence.
Ah ! quelle erreur !
Arrivé à hauteur du passager qui, insouciant, continuait de fumer son cigare, le voleur, tout soudain, le poussa de toutes ses forces dans le dos.