Le chapeau en paille d’Italie vola d’un côté, le cigare de l’autre, tandis que Fandorine lui-même, après avoir heurté du visage et de la poitrine la paroi métallique du wagon, s’abîmait dans l’espace entre le train et le bord du quai.
S’il ne se rompit pas les os, c’est uniquement parce qu’il maîtrisait de longue date l’art de bien tomber, qui plus d’une fois lui avait évité de s’estropier, voire de perdre la vie.
Lorsqu’on tombe, il faut se transformer en chat : relâcher certains muscles, tendre les autres, déplacer son centre de gravité, et surtout changer la verticale en horizontale.
Au moment où Fandorine s’était trouvé projeté contre le flanc brûlant de la voiture, il était encore un monsieur sérieux vêtu d’un magnifique costume, mais ce fut un animal de la famille des félins qui atterrit sur les rails, souple et silencieux, sur ses quatre pattes.
Il ne se fit aucun mal, mais il se trouva à moitié aveuglé, à cause du contraste entre le rayonnement du jour et l’ombre épaisse.
Il se frotta les yeux. Secoua la tête.
Et il sentit, plus qu’il ne vit, sur sa gauche, tout près, dans l’obscurité qui régnait sous le wagon, quelqu’un esquisser un mouvement rapide.
Un objet brilla, long et étroit.
Une lame de poignard dirigée droit sur sa gorge.
La ville la plus orientale d’Occident
Si la science de la chute avait épargné à Fandorine fractures et commotion cérébrale, c’est une autre aptitude qui le sauva du poignard : celle de débrancher son esprit pour s’en remettre entièrement à l’instinct. Ce n’est ni la conscience ni la volonté, mais bel et bien l’instinct qui lui fit esquiver le coup.
L’acier alla frapper bruyamment un ressort couvert de suie.
Le couteau, qu’étreignait l’ombre d’une main, effectua aussitôt un mouvement tranchant latéral, auquel il était impossible de se soustraire dans un espace aussi restreint, ce que Fandorine ne tenta même pas. Il saisit au vol le poignet de l’agresseur dissimulé dans l’obscurité et le tordit brutalement. L’arme tomba sur une traverse.
Il fallait à présent neutraliser l’autre main de l’assassin en puissance. Sans relâcher sa prise, Eraste Pétrovitch s’étira au maximum pour atteindre l’endroit où devait se trouver le bras gauche de son adversaire, mais ses doigts se refermèrent sur un pan d’étoffe vide. Un manchot ? Sous le coup de la surprise, Fandorine desserra son étreinte, et l’inconnu, d’une brusque secousse, parvint à se libérer. Il se dégagea au prix d’une contorsion, roula sous l’essieu et se carapata sur trois pattes.
Son costume crème étant fichu de toute façon, Eraste Pétrovitch n’hésita pas à se lancer à la poursuite de l’individu, usant du même mode de locomotion quadrupède. Il lui était impossible de distinguer quoi que ce fût, à part une paire de semelles et le bas d’un long vêtement noir. L’agresseur, en dépit de son infirmité, se déplaçait avec agilité et parvint à s’extraire de sous le wagon avant d’être rejoint.
Débouchant à son tour à l’air libre, Fandorine se trouva de nouveau aveuglé, cette fois-ci par le soleil. Durant les dix ou vingt secondes qu’il avait passées dans l’obscurité, ses pupilles avaient eu le temps de se dilater.
À moitié courbé, un homme en tcherkeska noire et papakha de fourrure grise traversait déjà à toutes jambes la voie d’à côté, sur laquelle arrivait une locomotive, grondant et soufflant des nuages de vapeur. Il passa juste au ras des tampons, tandis qu’Eraste Pétrovitch se voyait contraint de faire halte. À la suite de l’engin défila une théorie de wagons-citernes dont on ne voyait pas la fin.
Envolé !
Grommelant un mot indigne de la bouche d’un honnête homme, Fandorine renonça à attendre que le long convoi fût passé : cela n’avait aucun sens.
Il retourna vers le quai, pareil à un diable, noir de suie et de mazout, tête nue et le cheveu en bataille.
Des témoins de l’incident (ou plutôt de la première partie de celui-ci) l’entourèrent.
— Vous ne vous êtes pas tué ? Quelle canaille tout de même ! Il renverse quelqu’un et se sauve en courant ! Ces voyous dépassent les bornes ! Il vous faut aller au poste de secours.
— Je vous remercie, je n’ai rien de c-cassé, répondit Eraste Pétrovitch entre ses dents, de sorte que les bons Samaritains le laissèrent en paix.
Massa revenait du wagon à bagages ; derrière lui un porteur poussait un chariot sur lequel trônait la malle de Claire.
— Que vous êtes sale ! Vous êtes allé voir sous le wagon, maître ? s’exclama le Japonais, surpris.
Il considéra avec intérêt le poignard que Fandorine serrait dans sa main.
— Joli wakizashi. C’est pour le récupérer que vous êtes descendu sur la voie ? Il n’y avait pas de fourreau par hasard ?
— Où est le vaurien ? demanda Eraste Pétrovitch en regardant autour de lui.
— Quel « vaulien » ?
Le maître et le serviteur avaient coutume de parler dans un idiome mêlant russe et japonais, chacun usant de sa langue maternelle, mais il arrivait que Massa ne comprît pas tout de suite certains mots.
— Celui auquel tout le monde donnait la chasse ici !
— Ah, le dorobo ! C’est vrai, quelqu’un courait. Il s’est enfui, on ne l’a pas rattrapé.
Fandorine jura de nouveau, cette fois-ci en japonais.
— Je ne savais pas qu’il fallait l’arrêter, allégua Massa pour se justifier. Nous ne sommes pas venus à Ba-Ku pour capturer les vauliens qui traînent dans les gares.
Eraste Pétrovitch, la mine sombre, tournait et retournait le poignard entre ses doigts : la queue du lézard qui avait détalé. Massa avait raison, c’était une arme superbe, en véritable acier de Damas. Le manche était d’ivoire, finement ciselé de cannelures.
Mais qu’était ceci ? Pourquoi avait-on gravé grossièrement une croix noire ?
— Je me permettrai de faire observer, maître, dit alors le Japonais, que même si ce wakizashi n’est pas mal du tout, je doute qu’il vaille la peine de ruiner ses vêtements pour lui. J’aurais pu aller le chercher moi-même.
Fandorine ne répondit pas. Il ne se souciait guère à ce moment du sort funeste de son costume.
C’était un attentat, parfaitement médité et préparé : un complice l’avait poussé du haut du quai, tandis qu’un type guettait en bas, le poignard à la main. Un autre que lui, ignorant de l’art de survivre, reposerait à présent sur la voie, la gorge tranchée.
La question qui se posait était la suivante : les malfaiteurs voulaient-ils le tuer, lui, Fandorine, ou bien avait-il été la victime fortuite d’une bande de malandrins exerçant leurs talents dans la gare ?
La deuxième solution était sans doute la bonne. L’unique personne à Bakou qui eût des raisons de craindre Eraste Pétrovitch ne pouvait être informée de son arrivée. Le colonel, à Tiflis, l’avait bien averti que Bakou était hanté par une multitude de malfrats. Un homme vêtu avec élégance et fumant le cigare y était certainement vu comme une proie tentante. Qu’on balance le dandy sous le train et qu’on lui donne le coup de grâce, et on trouverait à coup sûr dans ses poches de quoi s’enrichir un peu. Ce qui était stupéfiant, c’était la facilité avec laquelle les bandits se risquaient au « grand jeu », mais au Far East comme au Far West, une vie humaine ne valait probablement pas grand-chose.
Pendant que le porteur empilait les valises sur le chariot, par-dessus la malle, Fandorine raconta à son serviteur ce qui s’était passé.
Massa fronça les sourcils.
— Il faut retrouver l’agresseur manchot. Cet homme vous a offensé. On ne peut pardonner une offense.
— En outre, j’aimerais m’assurer que l’agression était bel et bien le fruit du hasard, déclara Eraste Pétrovitch tout en essayant d’effacer avec son mouchoir les taches maculant ses genoux. Je pense que nous retrouverons sans peine un individu répondant à un signalement aussi particulier : manchot, tcherkeska noire, papakha gris en peau de mouton, bottes souples à semelles plates.