— Et nous lui arracherons alors l’autre bras !
Le visage du Japonais s’était illuminé d’un sourire sanguinaire en même temps que radieux.
— Le voyage devient de plus en plus intéressant, maître. Nous cherchions un offenseur, nous allons en chercher à présent deux. Par Jésus-Christ et la réincarnation des âmes, cette ville me plaît.
Ils traversèrent une somptueuse salle d’attente, qui eût pu abriter le palais d’un souverain oriental, et débouchèrent sur la place de la gare, presque entièrement occupée par un jardin d’une verdoyante opulence, dont l’entretien, par un climat si chaud, sur une terre si aride, devait coûter une fortune à la ville.
Eraste Pétrovitch regarda autour de lui pour s’imprégner des premières impressions que lui inspirait Bakou.
Clarté. Fournaise. Vacarme. Odeurs. Agitation.
Il y avait là quantité de fiacres, de voitures particulières, d’automobiles, mais l’envie lui manquait de jouer des coudes au milieu de la foule des voyageurs pour seulement s’en aller au plus vite. Mieux valait attendre que le public se fût dispersé, et pendant ce temps faire provision de littérature locale.
Des crieurs de journaux allaient et venaient justement aux alentours. Leurs aboiements étaient pour la plupart incompréhensibles :
— Balakhany se joint à la grève !
— Geyser de pétrole sur la deux cent vingt-cinquième !
— À Mardakiany, un homme venge son clan en abattant Hadji-Radjaba-Zarbali-oglu !
— Sarajevo ! Assassinat de l’héritier du trône d’Autriche !
Eraste Pétrovitch empoigna par l’épaule le gamin qui venait d’évoquer Sarajevo.
— Quoi, quoi ? Donne !
Le journal local La Caspienne reproduisait une information de l’agence télégraphique Reuters :
De Vienne. Le 15 (28) juin, dans la ville bosniaque de Sarajevo, un Serbe âgé de dix-neuf ans a tiré plusieurs coups de revolver sur l’archiduc François-Ferdinand et son épouse. Les deux très augustes personnes, mortellement blessées, sont décédées peu de temps après. L’Empire austro-hongrois est sous le choc. Partout ont lieu des manifestations anti-serbes.
La veille au soir, quand le train était parti de Tiflis, on ne savait encore rien de l’attentat.
Tout près de Fandorine se tenait l’ingénieur qui durant le voyage occupait le compartiment voisin du leur. L’homme attendait un fiacre, lui aussi un journal dans les mains. Il salua Fandorine et déclara :
— Pauvre François-Joseph ! Un sort cruel s’acharne sur lui. Son frère a été exécuté par les Mexicains. Sa femme poignardée d’un coup de lime. Son fils s’est suicidé. Et maintenant on assassine son neveu ! Quelle famille malheureuse que ces Habsbourg !
À l’époque où Fandorine résidait par force au-delà des frontières de sa patrie, il avait eu l’occasion de faire la connaissance de cette « famille malheureuse », pour laquelle il avait mené une enquête délicate, dont ni la presse ni même la police n’avaient eu vent. Il avait plusieurs fois rencontré l’empereur François-Joseph. Il était de bon ton de ricaner de cet ancêtre installé sur le trône depuis plus de soixante ans, cependant la mosaïque de nationalités qu’était l’Autriche-Hongrie ne se maintenait à flot que grâce à l’expérience et à la ruse du vieux renard.
Si l’empire de Russie, de l’avis d’Eraste Pétrovitch, était gravement malade mais avait encore une chance de guérir, celui des Habsbourg commençait à sentir le sapin. Le concept d’État où une seule grande nation foule aux pieds une multitude d’autres pouvait peut-être subsister dans les arrière-cours de l’Europe ou les steppes de l’Asie, mais au centre d’un continent éclairé, pareil anachronisme n’avait pas une chance de survie. En Russie au moins, la nationalité dominante, grand-russienne, constituait près de la moitié de la population, alors qu’en Autriche-Hongrie les Allemands, qui concentraient entre leurs mains la totalité du pouvoir administratif, n’en représentaient que la cinquième partie. Fandorine avait depuis longtemps acquis la conviction que des peuples hétérogènes quant à leur composition ethnique, leurs croyances et leurs traditions culturelles ne pouvaient vivre en bonne intelligence que si chacun y trouvait son compte et que nul ne se sentît lésé dans ses droits. Autrement, tôt ou tard se produisait une explosion. La Russie pouvait encore éviter la catastrophe – à condition que le gouvernement changeât sa politique confessionnelle et nationale à l’égard de trente millions de musulmans, dix millions de catholiques, six millions de juifs et autres sujets de deuxième ou troisième zone. À seule fin d’éviter un séisme, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.
Mais, de problème autrichien ou austro-serbe, la tragédie de Sarajevo pouvait fort bien évoluer en un conflit plus sérieux. Tout le monde savait que la Russie considérait la Serbie comme son pré carré et que les Serbes tenaient le tsar pour leur protecteur. Ne manquait plus qu’une guerre entre les deux empires malades à cause d’un froissement d’amour-propre de l’un ou l’autre État.
Néanmoins, une telle issue est peu probable, se dit Eraste Pétrovitch pour se rassurer. Ils n’ont tout de même pas perdu toute raison. Ils échangeront des mémorandums, créeront une commission d’arbitrage, organiseront une conférence conciliatoire. Les choses s’arrangeront d’une manière ou d’une autre.
Entre-temps, leur tour était venu de prendre une voiture. Ils durent renoncer à un élégant attelage : la malle de Claire n’y logeait pas. Ils se rabattirent sur une sorte de landau, une longue calèche attelée de deux chevaux, où l’on pouvait caser les bagages à l’arrière et sur le plancher.
— Où allons-nous, éfendi ? demanda le cocher à barbe noire coiffé d’un béret.
— Rue Gortchakov. Hôtel Nouvelle Europe.
Fandorine était devenu soudain morose et préoccupé. Non pas à cause de l’Autriche, ni même des brigands surgis dans la gare. Mais parce qu’il lui fallait consolider ses nerfs avant de retrouver son épouse.
La mine défaite, il regardait les maisons et les rues de la Ville-Rideau.
L’Asie entrevue dans les contours constantinopolitains de la gare s’était évanouie. La voiture cahotait sur le pavé d’une avenue idéalement rectiligne, parfaitement européenne. Des maisons de pierre, à deux ou trois étages. On se serait cru rue Petrovka ou Neglinnaïa. Les passants n’y offraient guère plus d’intérêt – comme dans la partie centrale de Tiflis. On en croisait bien, c’est vrai, qui arboraient le costume oriental, mais ils représentaient une minorité négligeable. Les dames marchaient armées d’ombrelles de dentelle, coiffées de chapeaux aériens et vêtues de robes claires, et quand, à un carrefour, apparurent deux silhouettes féminines aux visages dissimulés, Massa manqua choir de la calèche et ne cessa de se retourner, terriblement intrigué. C’était là son premier séjour dans l’Orient musulman.
Ils croisèrent encore plusieurs Bakinoises portant le voile, et chaque fois le Japonais les observait avec attention.
— Les femmes de Ba-Ku doivent être très intelligentes, déclara-t-il enfin.
— D’où sors-tu ça ?
— Celles qui sont laides préfèrent cacher leur visage. N’est-ce pas une preuve d’esprit ?… Mais on rencontre aussi des sottes, ajouta-t-il un instant après. Tenez, cette kikimora eût mieux fait de se couvrir d’un chiffon.
Le mot russe kikimora était récemment entré dans le vocabulaire courant de Massa : sa sonorité lui avait plu, ainsi que sa couleur un peu japonaise.