Mais Fandorine venait de se trouver un nouveau motif de mauvaise humeur, en découvrant que Bakou abritait un nombre considérable d’hommes vêtus exactement comme son agresseur malheureux (tcherkeska noire, papakha gris et même poignard à manche d’ivoire à la ceinture). En fait de signe particulier, ne restait plus que l’infirmité.
Le plus sûr moyen de vaincre l’état d’abattement qui s’emparait de lui était d’agir de manière utile. La malle de Claire pouvait attendre. Ne devrait-il pas commencer par le lieutenant-colonel Choubine ? Son costume, il est vrai, était dans un état atroce, et il avait perdu son chapeau. Mais peu importait.
— Passe d’abord par la résidence du gouverneur, commanda Eraste Pétrovitch au cocher après avoir jeté un coup d’śil à son guide de voyage de poche. Rue des Jardins, numéro 1, tu connais ?
— Qui ne connaît pas ? rétorqua le barbu d’une voix chantante, en se tournant à demi, la main plaquée sur la poitrine.
Ne voulant pas perdre de temps, Fandorine déplia un plan de la ville. Il lui fallait se familiariser le plus vite possible avec la topographie des lieux.
Bien…, se dit-il. La voiture traverse des quartiers réguliers, surgis de terre seulement au temps des Russes. Quelque part à gauche se trouve la vieille ville, l’ancienne capitale du khanat de Bakou. Ah, et là, de l’autre côté du boulevard, parfaitement entretenu mais aux allures de désert, se dessine un rempart crénelé gris-jaune à merlons arrondis, pour rappeler qu’on est en Orient.
Mais sur la droite, hélas, s’étirait une rangée ininterrompue de bâtiments à façades grises d’architecture française. Fandorine ressentit une certaine déception, comme en sa jeunesse au premier contact de Yokohama, dont la physionomie s’était révélée bien peu exotique.
L’araignée-Occident tisse chaque jour davantage sa toile grise autour de la planète, songea-t-il. Architecture standard, vêtements uniformes, en tous lieux langages européens. Voilà une ville orientale, appartenant à la couronne de Russie, or ce pourrait être une rue de Nice : la moitié des enseignes sont en français et en allemand.
— La résidence du gouverneur, éfendi, annonça le cocher en retenant les chevaux.
Tout au bout d’un large boulevard – au-delà commençait le bord de mer – apparaissait un magnifique hôtel particulier : façade à moulures, balcons élégants, réverbères ouvragés le long du trottoir. Sans les policiers montant la garde devant l’entrée principale, il eût été impossible de soupçonner que ce splendide palazzo abritait d’ennuyeux services administratifs.
— Attends ici, dit Eraste Pétrovitch à son aide et serviteur. Il se peut que je sois retenu un moment.
Au-dedans, le bâtiment se révéla encore plus luxueux qu’au-dehors. Il était peu probable qu’en aucun autre hôtel administratif de l’Empire on eût employé tant de marbre et de bronze pour la décoration intérieure. Au plafond du hall, fort haut, scintillait un lustre de cristal comme on n’en voyait qu’au théâtre. Sa partie inférieure, chatoyant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, était surmontée d’une couronne dorée sur laquelle était gravé en grosses lettres : « Don du XXVIIIe Congrès des Industriels du Pétrole ».
Ah ! Tout était dit…
Après avoir fait la queue durant quelques minutes devant le guichet du fonctionnaire de service, Eraste Pétrovitch demanda si l’adjoint du gouverneur de la ville Choubine était là. Non, lui fut-il répondu sèchement. Le lieutenant-colonel était sorti et son retour n’était pas attendu ce jour.
Force lui fut de préciser qu’il était porteur d’une lettre urgente à son attention, adressée par le secrétariat du gouverneur général.
Le fonctionnaire esquissa un sourire poli.
— Si la chose est urgente, je vous conseille de chercher M. le lieutenant-colonel à la Locanta. Le lundi, à cette heure, il s’y trouve toujours.
— De quoi s’agit-il ? s’enquit Fandorine en sortant son carnet.
— D’un restaurant-spectacle.
Quelque peu étonné, Eraste Pétrovitch ne prit pas la peine de noter l’adresse de l’établissement de plaisir. Mieux vaudrait parler avec Choubine dans un décor sérieux, sans risque d’être dérangés.
Le crochet par la résidence du gouverneur se révélait inutile. Il fallait renoncer à engager l’affaire sur-le-champ.
— Très bien, je rep-passerai plus tard.
L’hôtel Nouvelle Europe, bâtiment moderne de six étages, ne plut guère à Fandorine. Certes il représentait l’Europe, certes il était neuf. Il eût aussi bien pu s’élever à Moscou ou à Berlin. Toute la rue Gortchakov observait d’ailleurs la même discipline européenne. Cependant, pour l’Europe, il faisait beaucoup trop chaud.
Des chasseurs se précipitèrent vers la voiture pour décharger les bagages.
— La malle seulement, dit Fandorine.
Sur quoi il demanda de nouveau à Massa et au cocher de l’attendre.
Eraste Pétrovitch pénétra dans le hall comme il fût entré dans la salle d’attente d’un dentiste – avec la mine résignée et courageuse de l’homme prêt à souffrir. Il s’approcha du comptoir de la réception.
— Mme Claire Delune est-elle dans sa chambre ?
Le préposé considéra d’un śil hautain et soupçonneux la veste de Fandorine, couverte de taches, et ne répondit pas.
— N’est-ce donc pas chez vous qu’est descendue l’équipe de tournage cinématographique ?
— Si fait, monsieur, c’est bien chez nous. Cependant, il est inutile d’espérer obtenir un autographe de Mme Delune, il est formellement interdit de la déranger. Ne le demandez même pas.
Eraste Pétrovitch savait que Claire avait le don de se faire aimer du personnel de service. Laquais, serveurs, femmes de chambre, maquilleuses faisaient toujours rempart pour la protéger. Claire s’attachait leur affection inconditionnelle non par de généreux pourboires, mais par une humanité qu’elle jouait à la perfection. Adresser un sourire intime, effleurer légèrement une épaule de la main, ou mieux encore se plaindre en confidence d’une migraine ou de la fatigue – et l’humble cśur était conquis.
— Je ne viens pas pour un autographe. Veuillez annoncer à Mme Delune que son mari est arrivé.
Toute une gamme de sentiments intenses défila sur le visage mafflu de l’employé. L’incrédulité s’y dessina un instant pour aussitôt s’évanouir : un monsieur si sérieux, même vêtu d’un costume négligé, n’irait pas mentir et encore moins plaisanter ; puis vint un élan de vivacité (une pareille nouvelle !), immédiatement tempéré par un étrange embarras.
— Est-elle là ? interrogea Eraste Pétrovitch avec impatience.
Il n’avait pas le temps de se pencher sur les états d’âme d’un employé d’hôtel.
— Mais parfaitement, Monsieur, dans la salle Trianon. Celle-ci a été louée pour servir de studio de prise de vues. Toute l’équipe s’y trouve en ce moment, en plein travail. M. le réalisateur se fâche terriblement quand quelqu’un vient déranger, cependant pour un tel visiteur…
L’homme fit mine de bondir de sa place sur-le-champ, dans la seconde même, mais Fandorine s’exclama d’une voix soulagée :
— Non, non ! Qu’ils continuent de travailler. Faites monter cette malle dans la chambre de Claire, quant à moi je lui laisserai un message.
— Vous ne désirez pas vous y installer en attendant ?
— Je ne le désire pas. Je compte choisir un autre hôtel. J’ai à vaquer à mes propres affaires en ville, et toute cette agitation me gênerait.
Fandorine montra un ouvrier en blouse bleue qui roulait prestement à travers le hall un énorme engin ressemblant à un projecteur.