— Je comprends, monsieur…
Néanmoins, la physionomie abasourdie du préposé trahissait son désarroi : quel être un tant soit peu sensé pouvait renoncer au bonheur d’emménager dans la même chambre que Claire Delune ?
— Eh, l’ami ! lança Fandorine à l’adresse de l’ouvrier. Quand le tournage se termine-t-il ?
— Il y a une pause dans dix minutes. Les lampes ont besoin de souffler, répondit l’autre (probablement était-ce l’éclairagiste).
Eraste Pétrovitch décida de presser le mouvement.
— Quel est le meilleur hôtel de Bakou ?
— Le nôtre, répondit l’employé d’un ton digne.
— Bon, et en second ?
— Le National. Un établissement convenable, mais qu’on ne saurait comparer à celui-ci. Cependant, si le tournage doit bientôt s’interrompre, pourquoi ne pas vous asseoir un moment à une table ? Je vais donner des ordres pour qu’on vous serve une orangeade. Et si vous le souhaitez, je peux sortir une bouteille de champagne de la glacière.
— Inutile. Je reviendrai.
Le cocher avait de la chance : une troisième course à présent l’attendait.
— Le National, tu connais ?
— Qui ne connaît pas, répondit l’Oriental en saluant de nouveau avec la même flegmatique déférence.
L’employé joufflu avait menti : l’hôtel National était meilleur. Et plus cher. En découvrant le prix des chambres, Fandorine secoua la tête.
En revanche, les lieux étaient confortables, à l’ancienne mode, sans excès de luxe de mauvais goût, et un personnel stylé accueillit le nouveau client comme s’il l’avait attendu toute sa vie. Le seul détail regrettable était que l’hôtel de Claire en fût si proche – à cinq ou dix minutes de marche, tout au plus. À peine Eraste Pétrovitch avait-il eu le temps de faire un brin de toilette et de passer un costume propre, de simple toile blanche, qu’un vigoureux toc-toc-toc retentit. Un garçon d’hôtel ne frappait pas de manière si énergique.
Pas possible, serait-ce Claire ? s’étonna Fandorine. Mais bien entendu ! Ce diable de cerbère aura filé illico informer Madame de l’arrivée de son mari et de l’endroit où il s’était rendu.
Étirant ses lèvres en une grimace polie, Fandorine ouvrit la porte, et là, de contraint qu’il était, son sourire devint normal et naturel.
— Eraste Pétrovitch ! Monsieur Massa !
Un jeune dandy se tenait sur le seuil, scintillant de toutes ses dents. Son gilet était tout de paillettes dorées, son toupet rayonnait de brillantine, et sa moustache passée au fixatif dressait en l’air deux petites pointes. Monsieur Simon, producteur de cinématographe, s’appliquait à paraître aussi impeccablement élégant que Fandorine, mais il forçait un peu la note.
Eraste Pétrovitch serra la main de son vieil ami. Le visiteur salua très bas le Japonais, tandis que celui-ci lui répondait d’un hochement de tête, la mine grave – tel était leur rituel. Après quoi leurs visages s’éclairèrent.
— Senka-koun ! Comme tu as vieilli, balavo mon galaçon ! le félicita Massa. Tu as une lide sul le folont !
Arrivé à la trentaine, le « galaçon » avait eu le temps de vivre déjà plusieurs vies très différentes, si bien qu’en le regardant Fandorine se prenait parfois à méditer sur les insondables ressources métamorphiques que recelait la nature humaine et que si peu de gens mettaient à profit.
L’homme que toute l’industrie du cinéma connaissait sous le nom de « monsieur Simon » avait été autrefois un jeune délinquant de la Khitrovka, puis s’était changé en un authentique Parisien passionné du septième art, avant de replonger depuis trois ans ses racines dans le sol de Russie. Du fait de ces diverses perturbations et d’un manque d’instruction scolaire, le discours de Simon se composait d’un salmigondis de russe et de français. Quand le mot ou l’expression juste lui faisait défaut, le « prodiouktor » glissait sans hésiter un gallicisme sans se troubler outre mesure.
— Pourquoi n’es-tu pas sur le tournage ? demanda Fandorine.
— Pour koua faire ? répondit Simon en haussant les épaules. Je suis le prodiouktor, ce sont le réalisateur et le chef opérateur qui commandent là-bas.
Le regard perspicace d’Eraste Pétrovitch releva que la joie du jeune homme, si elle était bien réelle, dissimulait néanmoins un certain embarras. Pour quelle raison ? Simon n’avait jamais montré de propension à la gêne.
— Votre arrivée est une telle siourpriz ! s’exclama-t-il avec un enthousiasme quelque peu exagéré. Claire ne m’en avait pas averti…
— C’est inattendu pour elle.
Sur quoi Fandorine passa à un sujet moins déplaisant :
— Comment avance le film ? Je sais qu’il a p-pris du retard. Tu as encore des difficultés d’argent ?
Comme on sait, chaque individu a son karma financier : les uns voient l’argent leur tomber tout seul dans les mains, les autres se démènent, se tuent presque à la tâche, et sont constamment à sec. Le karma financier de monsieur Simon était singulier. Des ruisseaux d’or coulaient vers lui, sans aucun effort visible de sa part, mais tout aussi vite s’évaporaient, laissant le prodiouktor sans un sou. Non, Simon ne menait pas grand train, ne jetait pas l’argent par les fenêtres. Il était économe, et même dur à la détente. Mais une seule et unique passion le gouvernait : faire du cinéma, et il investissait chaque kopeck dans le projet suivant. Au cours des deux premières années passées en Russie, il avait produit six films : trois succès et trois échecs ; autrement dit il s’était enrichi par trois fois, et par trois fois s’était ruiné. Après sa dernière banqueroute, il était venu, en larmes, trouver Fandorine pour lui demander de lui prêter des fonds. Eraste Pétrovitch lui avait donné non seulement de l’argent, mais aussi un conseil qui avait entièrement changé la vie de l’entrepreneur de cinéma.
« Tu ne réussiras jamais avec ton propre argent. Ce n’est pas ta faute, c’est ton karma qui est ainsi. Tente plutôt avec les capitaux des autres. »
C’était alors que Simon avait inventé une nouvelle profession : réaliser des films en les finançant par des apports extérieurs, et contrôler personnellement chaque rouble dépensé. Comme il n’existait pas de mot russe pour désigner pareil métier, Simon avait comblé cette lacune en recourant à un mot français, et était ainsi devenu « prodiouktor ».
Simon s’était révélé virtuose dans l’art de trouver de l’argent, et scrupuleux dans sa gestion. Il n’était pas lui-même un très bon réalisateur, mais il possédait en revanche un flair fantastique pour dénicher les talents. Son précédent film, Le Naufrage du Titanic, avec Claire Delune dans le rôle principal, avait fait une recette record et était même arrivé sur le marché cinématographique européen. Simon avait mis en chantier une nouvelle production sur un sujet oriental, un projet d’une envergure inouïe, doté d’un budget phénoménal (près de trois cent mille roubles, à en croire les journaux).
Fandorine savait bien qu’en interrogeant son ami sur le tournage il s’épargnerait la corvée d’exposer les motifs de sa venue.
— Non, pas dié problème avec l’argent. Jamais encore je n’ai été aussi libre de dépenser. Mais cette lenteur orientale ! Aucune pounctoualitè. Or j’ai l’intention de provoquer une révoloussione, de faire du cinéma russe le meilleur du monde ! Oh, monsieur Gaumont va regretter de ne pas m’avoir pris pour associé !
Les yeux du prodiouktor s’étaient embrasés, ses joues colorées de rose – il venait d’enfourcher son dada.
— Mon film sera en couleurs et parlant, avec prises de vues réparties sur trois caméras, un exotisme oriental vertigineux et la divine Claire Delune ! De quoi faire perdre la tête au monde entier !