Ils étaient arrivés à la porte de l’hôtel, mais Eraste Pétrovitch n’était guère pressé d’y entrer : d’un geste il indiqua à son compagnon de poursuivre, de lui en apprendre davantage.
Des gens se tenaient devant l’entrée, qui fumaient, en petits groupes, les uns vêtus à l’ordinaire, les autres en robe et turban. La pause n’était donc pas terminée, or Fandorine voulait rencontrer Claire au tout dernier moment.
— Q-quel est ce film que tu tournes ?
— Un amour du calife. La magie et le mystère de l’Orient. Pour la première fois à l’écran ! Mieux qu’un sujet, du nanan ! ajouta Simon en baisant le bout de ses doigts. Le grand Haroun al-Rachid, calife de Bagdad, erre la nuit, sous un déguisement, dans les rues de la ville afin de mieux connaître la vie du simple peuple. Il aperçoit par une fenêtre la belle Bibigul. Koudiéfoudrre ! Atteint en plein cśur ! Mais Haroun décide de dissimuler sa pasissione, dans l’espoir que Bibigul tombera amoureuse de l’homme et non du souverain.
— Voilà un sujet des plus originaux ! lâcha malgré lui Eraste Pétrovitch.
— Je suis bien d’accord ! Le malheur est que la belle a pour soupirant le chef de la terrible secte des haschischins, Sabbah.
— Attends un peu, coupa Fandorine, surpris. Si tu parles de Hasan ibn al-Sabbah, il a vécu trois siècles après Haroun al-Rachid. À l’époque de Haroun, les haschischins n’existaient pas encore.
— Vraiment ?
Mais le prodiouktor n’en parut pas autrement affecté.
— Eh bien, dans notre scénario, c’est comme ça. Peu importe ! Nous allons maintenant tourner des scènes à faire craquer le monde entier. Imaginez : le malfaisant a ourdi le projet de posséder la belle en l’enivrant de vapeurs de haschisch. Bibigul, sous l’empire de visions voluptueuses, croit être en présence du beau jeune homme qu’elle a entrevu de sa fenêtre, alors qu’en réalité il s’agit de Sabbah. Léon a eu l’idée d’une misanecène incroyablement audacieuse. J’ai peur qu’on ne connaisse des problèmes en Russie avec la censure. Je pense que nous sortirons une version spéciale pour la distribution à l’étranger, sans koupiourres. Claire dénude sa jambe jusqu’au genou, tandis que sa poitrine se dessine à travers la mousseline transparente. Vous voyez le tableau ! Ça fera l’effet d’une bombe !
Un sourire heureux aux lèvres, il fixa un instant le visage rembruni de Fandorine et, se reprenant, battit des paupières d’un air effrayé. Eraste Pétrovitch, cependant, ne pensait nullement à l’étoffe vaporeuse, mais au fait que, sans doute, il était temps d’y aller. Il adressa à Simon un signe de tête propre à le rassurer.
— Et là apparaît Haroun, et cette scène lui brise le cśur…, acheva le prodiouktor de manière un peu expéditive. Nous allons tourner maintenant la fin de l’épisode, l’explication entre Haroun et Bibigul. Oh, dépêchons-nous, il ne nous reste que cinq minutes !
Il y avait encore plus de monde dans le hall de l’hôtel qu’à l’extérieur. Gardiens, jeunes gens en veston à la dernière mode, demoiselles aux cheveux courts, cigarette aux lèvres, et ouvriers en casquette flânaient là et bavardaient les uns avec les autres. Simon enlaça familièrement au passage une odalisque en sarouel.
— Où est Claire ? lui demanda-t-il.
— Elle répète. Léon nous a tous flanqués à la porte du studio.
Les deux hommes s’engagèrent dans un petit couloir désert.
— La salle des banquets nous sert de studio, expliqua Simon dans un chuchotement. Nous y tournons tous les intérieurs, nous changeons juste la décorrassione…
Il s’arrêta devant une porte calfeutrée et porta un doigt à sa bouche. Il affichait soudain une expression concentrée et recueillie, comme s’il se fût trouvé dans une église, devant l’autel.
— Mieux vaut éviter d’altérer son humeur, murmura le prodiouktor en remuant à peine les lèvres. Il pique des crises d’hystérie, refuse de travailler. Et c’est alors toute une journée perdue…
Il entrouvrit sans bruit le vantail. Fandorine risqua un coup d’śil par-dessus son épaule.
Les fenêtres de la salle étaient entièrement masquées par de grands panneaux. Sur l’un étaient peints des dômes et des minarets, sur un autre était fixée une grosse lampe aveuglante, qui certainement représentait le soleil, ou peut-être la pleine lune.
Des cloisons de bois disposées en U délimitaient le centre de la pièce. De l’extérieur, ce n’étaient jamais que des planches grossièrement clouées ensemble, mais sur l’autre face elles étaient recouvertes de tapis, donnant ainsi l’illusion d’une pièce richement décorée à l’orientale. De puissants projecteurs l’éclairaient de trois côtés. Deux caméras étaient installées : l’une à distance, l’autre juste au-dessus du divan sur lequel étaient assis les acteurs en train de répéter.
Claire avait les cheveux teints en noir et portait une tunique de gaze. À la vérité, une beauté orientale eût été mieux vêtue d’un sarouel, mais on n’eût rien vu alors de ses jambes bien tournées.
— … Voilà, vous couvrez vos yeux de votre main, comme ça, et vous poussez un gémissement voluptueux, disait un jeune homme coiffé d’un turban et enveloppé d’un manteau de brocart.
Il porta une main à son front, renversa la tête en arrière et exhala un long « Ooooh… » langoureux.
— C’est Léon…, chuchota Simon. Il a viré Mozjoukhine et décidé de jouer lui-même le calife. Et le résultat est manifik. Du talent, il a du talent pour tout !
— Suis-je encore sous l’empire du haschisch ? demanda Claire.
Le réalisateur se leva d’un bond et arracha son turban, libérant une cascade de cheveux bouclés qui lui tombaient aux épaules.
— Ah, mais que vient faire le haschisch là-dedans ?! Vous êtes ensorcelée par une passion sensuelle, plus puissante qu’un narcotique ! Vous n’avez même pas conscience que c’est lui ! Vous vous moquez de qui ce peut être – lui ou un autre ! C’est l’amour que vous aimez ! Vous êtes une femme !
Il se tordait les mains – des mains effilées qu’il serrait en même temps contre sa poitrine. Un beau visage inspiré, songea Fandorine. Même son nez démesuré ne le dépare pas. On dirait Cyrano, le poète gascon.
Le discours agité du réalisateur lui paraissait confus et obscur, mais Claire semblait tout saisir parfaitement.
— Ah ! dans cette scène, continua Léon Art, il ne faut pas jouer, mais…
Ses longs doigts dessinèrent dans l’air une sorte d’arabesque.
— Vous comprenez, n’est-ce pas ?
— Bien sûr !
— Que ce soit comme sur la peau, vous voyez…
Il se pencha et caressa avec douceur le cou dénudé de l’actrice.
Fandorine cligna des yeux, stupéfait.
— Voilà, quand c’est comme ça, c’est agréable, n’est-ce pas ?
— Oui, oui ! roucoula Claire en collant sa joue contre la main du réalisateur.
— Mais c’est encore mieux comme ça ! s’exclama-t-il en la griffant. Que ça écorche, que de la chair reste sous les ongles, que ça fasse mal ! L’art, ce n’est rien d’autre. Que ça fasse mal dans un premier temps, mais ensuite… Vous comprenez ?
— Oh oui !
— Et après ça, vers la caméra, un de ces regards… très long, dans lequel…
Léon agita de nouveau les mains, incapable de trouver les mots justes…
— J’ai réfléchi à cette scène toute la nuit. J’ai écrit un poème… Il vous dira mieux les choses, écoutez.
Claire leva sur le metteur en scène un regard radieux, que Fandorine se rappelait fort bien avoir vu lors de la brève période idyllique de leur mariage. Il posa un śil interrogateur sur Simon. Celui-ci rougit et baissa la tête.