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— C’est ma faute…, bredouilla le prodiouktor. Je n’ai pas fait gaffe… Mais aussi, que pouvais-je faire ?

Ah ! voilà ce qui explique ton embarras, se dit Fandorine avant d’observer plus attentivement le couple en train de répéter. Le réalisateur brûlait de désir, cela se voyait au rouge de ses joues, à l’éclat fiévreux de son regard. Mais Claire aussi était amoureuse. Ou bien elle joue l’amoureuse, songea Fandorine. Ce qui chez elle est exactement la même chose. Ainsi, peut-être Massa avait-il raison quand il proposait de baptiser cette ville « Échappatoire à la sorcière » ? Seigneur, serait-il possible que… Ce serait la délivrance ! Un réalisateur de talent, voilà de qui Claire est capable de s’enticher sérieusement et pour longtemps. Ils avaient tellement en commun.

Monsieur Art avait commencé à déclamer son poème. Il avait une voix bien timbrée, qu’il modulait à merveille.

Que passe un peu de temps encore

J’arracherai mon masque étroit

Avec des lambeaux de visage.

Je souffrirai – ma foi, tant pis !

Enfin délivré de mes chaînes,

Plus nulle entrave ne voudrai.

Tel Ulysse au chant des sirènes

Au loin je fuis l’odieuse scène.

Fini ! Plus de douleur ne sais.

Le rire est mort, s’éteint la peine,

Loges sans voix, muet paradis.

À la geôle vide, au passage

Jetant un regard sans émoi,

Me tourne le dos Terpsichore.

— Oh ! comme c’est beau ! gémit Claire.

Des larmes jaillirent de ses yeux, abondantes autant qu’admirables. Ce « don lacrymal », cette faculté qu’elle avait de pleurer naturellement sur scène avait toujours bouleversé les spectateurs au théâtre.

— Qu’y a-t-il de beau là-dedans ? ronchonna Simon, visiblement mal à l’aise pour Fandorine. Ça n’a ni queue ni tête. Au milieu de la chose on croit que ça commence à prendre tournure, et puis à nouveau, ça part de travers.

— Comment cela ? protesta Fandorine. C’est assez bien balancé. Un poème-reversi à la nouvelle mode, avec rimes en miroir. Dans les salons, cela s’interprète à deux voix : l’une masculine, l’autre féminine, avec accompagnement de piano. L’homme récite le premier vers, la femme le dernier, en un écho étouffé ; l’homme dit le second, la femme l’avant-dernier. Et ainsi de suite, tout le poème, par les deux bouts.

— Ah bon ? fit Simon, peu sensible aux belles-lettres.

Non, il n’y a pas eu encore d’adultère, conclut Fandorine en voyant le metteur en scène poser religieusement un genou à terre et baiser le bout des doigts de l’actrice. Mais ce n’est qu’une question de temps. Il faut simplement éviter de se mettre dans leurs jambes.

Soudain il se reprit, saisi de honte. Un honnête époux pouvait-il raisonner de manière aussi cynique ? Surtout quand l’époux, c’était lui !

— Mais qu’avons-nous, toi et moi, à murmurer de la sorte ? s’exclama-t-il, courroucé.

Il poussa la porte et, frappant des talons, entra dans le studio de tournage.

— Oh, mon Dieu !

Apercevant son mari, surgi comme un diable de sa boîte, qui se dirigeait vers elle d’un pas décidé, Claire se leva d’un bond et colla ses mains à ses joues en feu.

Léon Art s’était redressé lui aussi. Son visage délicat et nerveux était décomposé par la fureur.

— Que se passe-t-il ?! Qui a l’audace… ?!

— C’est mon mari, bredouilla Claire en se risquant à sourire. Eraste, mon chéri, je vous ai écrit, c’est vrai, que je m’ennuyais à mourir, mais pourquoi fallait-il…

— Je vous ai apporté vos toilettes, coupa Fandorine. Les malles sont dans votre chambre.

Le réalisateur blêmit comme un condamné à mort. Les beaux yeux noirs du génie s’écarquillèrent d’effroi et devinrent vitreux. Eraste Pétrovitch eut le sentiment d’être Méduse en personne. Il adressa à Léon Art un sourire aussi aimable que possible et se présenta.

L’autre lui tendit une main faible et molle. Il affichait à présent une expression tragique. On l’eût dit sur le point d’éclater en sanglots.

— Je suis descendu dans un autre hôtel, pour ne pas vous déranger dans votre travail, poursuivit Fandorine d’un ton calme en se tournant vers sa femme. J’ai des affaires à régler à Bakou. Je vais être t-terriblement occupé. Il est possible que nous ne nous revoyions pas. Mais je tenais absolument à me m-montrer et à vous souhaiter un heureux tournage.

Le réalisateur se ranima à vue d’śil. Sa figure livide se colora de rose. Claire, en revanche, restait interloquée et considérait son époux d’un air interrogateur.

Craignant d’avoir forcé la note, Eraste Pétrovitch s’empressa d’ajouter :

— Bien sûr, s’il me vient un moment de libre qui coïncide avec une pause dans votre travail, nous nous retrouverons évidemment, évidemment, pour…

Ici il resta court, incapable d’imaginer une raison pour laquelle Claire et lui devraient se retrouver à toute force. Heureusement, Léon Art, déjà remis du choc, vint à son secours :

— Cher, incomparable Eraste Pétrovitch, Claire m’a souvent parlé de vos activités ! Je sais que vous êtes accablé de soucis d’une importance colossale, dont dépend l’avenir même de l’État ! Je jure que je ferai tout mon possible pour remanier le programme de tournage de la manière la plus commode pour vous !

C’est ça, je te crois, pensa Fandorine avant de sourire au jeune homme plus amicalement encore.

— Demain, mon oncle organise chez lui à la campagne une réception en l’honneur de Claire… je veux dire en l’honneur de Mme Delune. Ce sera un événement d’importance pour Bakou tout entier ! Vous arrivez fort à propos.

Léon avait prononcé ce « pour Bakou tout entier » d’une voix très solennelle, comme on dit d’habitude « pour le monde tout entier ».

— Je regrette, mais je ne pourrai être présent. Les affaires…, répondit Eraste Pétrovitch avec un geste d’impuissance.

— Je vous prie instamment de venir. Faites-le pour moi, déclara Claire avec un tendre sourire. Reconnaissez que ce serait étrange. Tout le monde saura que mon mari est à Bakou, mais on ne le verrait pas à la fête donnée en mon honneur. Qu’ira-t-on penser ?

Le regard et le timbre de la voix étaient les mêmes qu’au tout début de leur vie commune. Fandorine fondait alors sur-le-champ et était prêt à exécuter ses moindres désirs. Mais trop de choses avaient changé depuis lors. Cette tendresse melliflue n’éveillait plus chez lui que de l’irritation.

Comme j’en ai assez de ce théâtre de Clara Gazul ! La prochaine fois, parole d’honneur, je tomberai amoureux d’une femme qui ne fait jamais semblant et qui ressent ce qu’elle dit.

Pareil serment était facile à prononcer, Fandorine étant absolument certain que le temps de l’amour était pour lui terminé. Et Dieu merci.

La raison pour laquelle sa femme insistait pour qu’il participât au raout était évidente. Claire n’aimait les scandales et les mises en scène qu’élaborés par elle-même. Il pouvait survenir là une situation dont le sensationnel aurait pour cause non pas la « star » en personne, mais l’énigmatique absence de son mari.

— Hélas, répondit Fandorine avec un plaisir cruel. Ce sera absolument impossible. Je vous prie de me p-pardonner.

Une lueur d’inquiétude s’alluma de nouveau dans les yeux de Claire. Il en était souvent ainsi quand quelque chose échappait à sa compréhension.

— Vous avez une prise de vues, reprit Eraste Pétrovitch. Le groupe vous attend.

Il salua le réalisateur d’un bref hochement de tête.

— Je n’aurai pas le front de vous déranger plus longtemps dans votre noble tâche.