Quelque peu ragaillardi par ce double renshû, Eraste Pétrovitch reprit le chemin de la résidence du gouverneur. Massa portait coincé sous son bras le poignard au manche gravé d’une croix noire, preuve matérielle qu’il avait pris soin d’envelopper dans une serviette de l’hôtel. Si le lieutenant-colonel Choubine se révélait digne d’un entretien à cśur ouvert, il conviendrait de lui montrer ce trophée.
Cependant, une fois sur place, Fandorine sentit l’irritation qu’il croyait dissipée affluer de nouveau en lui avec une violence redoublée.
Choubine n’était toujours pas là. Le fonctionnaire de service conseilla de chercher M. le lieutenant-colonel au casino, « parce qu’aujourd’hui, n’est-ce pas, c’est lundi, et que la journée de besogne touche à sa fin ».
Tu parles d’un « besogneux », pensa Fandorine. Tantôt il est à la Locanta, tantôt il est au casino. Et cependant, il est indispensable de causer avec ce Choubine. Mais tout de même pas au-dessus une table de roulette ?
— Je v-vois qu’il me faut reporter cette rencontre à d-demain. À quelle heure le lieutenant-colonel prend-il son service ?
— Voyons ! se récria le fonctionnaire. Demain aucun chef ne sera là. Il y a banquet chez Mesrop Karapétovitch à Mardakiany.
Au ton sur lequel cette phrase fut prononcée, on eût dit que toute l’humanité, y compris les gens pour la première fois en visite à Bakou, était censée connaître le sens de la formule magique « chémesropkarapétovitchamardakiany ».
Eraste Pétrovitch grinça des dents. Cette première journée d’enquête à Bakou tombait décidément à l’eau.
Se contenant, il demanda poliment s’il y avait loin d’ici à la mosquée de Mohammed, sise rue Kitchik-kala, dans la Vieille Ville. Il avait encore à subir une conversation avec sa femme.
Claire ne l’avait pas trompé : c’était à moins d’une dizaine de minutes de marche.
Fandorine s’immobilisa un instant devant l’ancienne porte percée dans un rempart aveugle. Une odeur à la fois épicée, sucrée, musquée lui venait aux narines, cependant mêlée d’un net relent de pourriture, de renfermé, de poussière accumulée. Cette odeur lui était familière, pareille à celle des vieux quartiers de Constantinople. Le parfum de l’Orient – voilà ce que c’était. D’où pouvait-il provenir au sein de cette ville cosmopolite, cette ville de nouveaux riches ?
Mais le vieux mur d’enceinte dissimulait un tout autre Bakou. Des maisons basses à toit plat étroitement serrées les unes contre les autres, des venelles obscures comme autant de minces interstices, des pavés de pierre jaune, et une foule où ne se voyait aucun costume européen et dont le brouhaha ne laissait pas entendre le moindre mot de russe.
Du côté intérieur, des auvents s’alignaient, collés à la muraille, sous lesquels le négoce allait bon train : on y vendait des étoffes à ramages, de la vaisselle de terre et de cuivre, des fruits et des noix, des douceurs, du tabac, des châles, des surtouts, des épices.
Suivant les indications du fonctionnaire, parvenu à une fourche, Fandorine s’engagea dans la rue médiane. Les murs des maisons se resserrèrent encore davantage, le ciel disparut complètement, car à tous les premiers étages s’avançaient des oriels de bois entre lesquels étaient tendus des fils chargés de linge mis à sécher.
— Troisième à g-gauche, puis deuxième à droite, marmonna Eraste Pétrovitch. Massa, ne reste pas en arrière, tu vas te perdre.
— Tant de femmes belles et intelligentes au même endroit, ça dépasse l’entendement ! déclara le Japonais, qui accompagnait du regard chaque silhouette enveloppée d’un parandja (on ne voyait pas de femmes au visage découvert, pas une seule). Pareille chose est impossible dans la nature. Il faudrait vérifier.
Comme c’est étrange, songea Fandorine. Une cité orientale dissimulée à l’intérieur d’une ville européenne. On se croirait dans les ruelles de Bayezid, à Constantinople. C’est pourtant l’Empire russe, on est au XXe siècle, mais on dirait un autre monde et une autre époque. Comment la rue Kouznetski Most et ce décor des Mille et Une Nuits peuvent-ils coexister dans les frontières d’un même État ? Il esquissa un sourire : pourquoi prendre la rue Kouznetski Most ? L’Europe se trouvait beaucoup plus près, à deux cents mètres de là – et aucun problème, tout cela semblait vivre en bonne intelligence.
— Je dois absolument jeter un coup d’śil sous un de ces voiles noirs, répétait Massa, troublé. Et sous la robe, bien sûr. Je doute que nous revenions un jour à Bakou, et ce mystère va continuer à me tourmenter.
La seconde ruelle à droite après la troisième à gauche s’achevait en cul-de-sac, sur un mur aveugle, sans porte ni fenêtre. Force fut de revenir en arrière.
Les trottoirs, les perrons, les rebords de fenêtres et même les toits étaient peuplés de chats, assis, couchés ou en promenade.
— Nous sommes au royaume des chats, dit Massa en épongeant son front trempé de sueur. Je préfère les chiens. Mais il n’y en a pas ici.
— Chez les m-musulmans, le chien est tenu pour un animal impur.
— Ils peuvent toujours parler de pureté…
Le Japonais se pinça le nez alors qu’ils passaient devant un énième tas d’ordures en putréfaction. Soudain traversé par un doute, Fandorine dut se rendre à l’évidence : il s’agissait chaque fois du même dépotoir et ils ne faisaient que tourner en rond.
— Nous nous sommes ég-garés.
Il tenta de se renseigner, mais les femmes, sans un mot, s’écartaient vivement de lui, vêtu d’un costume européen, tandis que les hommes détournaient la tête et passaient leur chemin.
— On a l’impression que personne ici ne parle le russe ! s’exclama Fandorine avec un geste d’impuissance.
Massa, qui observait avec condescendance les gesticulations de son maître, déclara :
— Il est une langue que tout le monde comprend. Prenez cet éventail, et rafraîchissez-vous la figure. On dirait une betterave bouillie.
Il se campa au milieu de la chaussée et leva la main. Entre ses doigts se balançait un billet d’un rouble.
Deux passants s’arrêtèrent aussitôt : l’un, en turban et robe marron, la face ornée d’une barbe d’un rouge surnaturel ; l’autre, doté de grandes moustaches, accoutré d’une tcherkeska en loques et d’un papakha pelé.
— Mossuquée Muhamedo. Kitchiku-kala, annonça Massa.
Et, en effet, il fut parfaitement compris !
Une brève empoignade eut lieu : le papakha repoussa le turban.
— Suis-moi, s’il te plaît !
Cinq minutes plus tard, Fandorine et Massa étaient sur le lieu du tournage.
Il était impossible d’accéder à la petite place en terre battue entourée de maisons toutes de guingois : les abords étaient gardés par de grands et solides moustachus coiffés de bonnets en peau de mouton, portant à la ceinture un étui à pistolet en cuir jaune, ainsi qu’un poignard impressionnant. Fandorine supposa que Simon avait loué les services de quelque société de gardiennage locale. C’était très judicieux, compte tenu du haut niveau de criminalité que connaissait la ville.
Ils s’arrêtèrent dans une rue attenante, au pied d’un minaret ventru (c’était là justement la mosquée de Mohammed). Toute la figuration était rassemblée en cet endroit : simples pékins composant la suite de la belle Bibigul, malfaiteurs peinturlurés armés de sabres courbes, chevaux, ânes, chameaux.
Impossible d’approcher Claire. Juchée sur la bosse d’un dromadaire qui ruminait avec indolence, tout emmitouflée de soie, elle fumait une cigarette de tabac roulé dans une feuille de maïs. Deux esclaves à peau noire agitaient de grands éventails au-dessus de la « star ». Ce n’étaient pas de vrais nègres, ils étaient peints. À l’évidence, le bateau en provenance d’Astrakhan n’était pas arrivé.